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13.09.2018
KHALID NAZROO
KHALID NAZROO .
DÉCOUVERTE DE LA PEINTURE
30.03.2012
Khalid a manifesté très tôt un vif intérêt pour les arts plastiques. Il a fréquenté ma classe de dessin au Collège Royal de Port-Louis pendant mon court passage de 2 ans à Maurice (69/72), et peu avant mon départ, j ́ ai eu le privilège, en tant que membre d ́ un comité de sélection du ministère de l ́ éducation, de soutenir sa postulation pour une bourse d ́ études à l ́ Académie des Beaux Arts de Paris. Quelques jours avant de m ́ expatrier, il m ́ a offert deux gouaches que je possède encore…et je suis parti sans avoir su s ́ il avait obtenu cette bourse française …
La mise en relation de mes deux gouaches avec d ́ autres oeuvres de jeunesse de ces années-là dont je n ́ai pris connaissance que depuis peu, confirme ce que mes deux gouaches laissaient déjà pressentir, à savoir l ́ élaboration d ́ une conception picturale autonome, très aboutie et homogène révélant un imaginaire en rapport avec le Zeitgeist des années 60/70: le désenchantement post-soixante-huitard, la fébrilité de la nation naissante…
Cette production très cohérente révèle ainsi une radiographie prégnante des états d ́ âme de la jeune génération mauricienne prise dans un étau, immobilisée par le choc de la décolonisation et des turbulences civilisationnelles du monde occidental: la lutte des droits civiques aux USA, le Vietnam, mai 68, Woodstock….
L ́analyse formelle de cette oeuvre juvénile révèlera une palette très coloriste, une planéité des surfaces colorées, l ́ absence totale du geste de peindre, les traits caractéristiques de l ́ affiche…
Les références à la réalité se confondant dans l ́ espace/l ́événement pictural… une conception planéiforme et cartographique/cadastrale du paysage (rappelant Miro)… Symbolique des signes : filet, moucharabié, pictogramme cartographique… Puzzle, ouverture/oppression carcérale.
L ́Académie des Beaux Arts, Paris …et séjour de 8 ans en Europe
Cette propension à visualiser une conscience, voire prescience des grands bouleversements de son temps et à privilégier dans la pratique de l ́art un contenu extra-pictural - l ́ énonciation d ́un narratif se rapportant au temps - disparaîtra définitivement de son oeuvre à partir de son entrée à l ́Académie des beaux arts à Paris, pour se plier d ́ abord à l ́ apprentissage et à l ́ exploration des conventions académiques et se pencher ensuite vers un genre d ́ ascétisme intemporel dont il ne s ́ en départira plus.
Ces 4 tableaux documentent cette période d ́ expérimentation avec divers modes de représentation picturale.
Ce bascule vers une peinture qui s ́ affranchit peu à peu de l ́ emprise de l ́art occidental l ́ orientera simultanément vers une conception auto-référentielle de la peinture, dans l ́ esprit de l ́art moderne du siècle dernier que l ́on désigne en histoire de l ́art comme“l ́art moderne classique“.
Sans tomber dans le formalisme , le projet esthétique de Khalid se résume désormais à cette maxime : l ́art prend l ́art comme outil conceptuel pour explorer l ́universel, à l ́ instar de certains dissidents contemporains de l ́art conceptuel. Khalid affirme cette intentionnalité lors d ́ un récent entretien sur internet (4.01.2018), et reconnait s ́ inspirer de la philosophie de l ́art de Alan Davie: peintre écossais qui puise son répertoire pictural de l ́imaginaire symbolique des arts indigènes, (mais on cherchera en vain le moindre indice formel de cette influence dans l ́oeuvre de Khalid)… Au cours de ses pérégrinations dans divers univers culturels: les pays de l ́union européenne, le Magreb, les USA, le Mexique, l ́Inde, l ́Australie, l ́Arabie Saoudite, etc. Khalid rapporte une moisson de traces symboliques et d ́ attitudes intellectuelles et spirituelles: bref, les composantes d ́ une oeuvre susceptible à nous rappeler la richesse de notre propre patri- moine culturel en déshérence et à la merci de nos ethno-démagogues qui attisent des identités meurtrières(A. Maalouf) et des futurologues de tout poil qui s ́ ingénient à imposer le concept d ́un “DEMAIN“ hyper-branché et amnésique (smart cities) faisant table rase d ́HIER…
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30.03.2012)
L ́ATELIER DU PEINTRE
L ́inviolabilité de l ́oeuvre d ́art
Ma première visite dans l ́atelier de Khalid en 2012 n ́a pas eu lieu sous d ́ heureux auspices, dirons nous. Quoique annoncée, notre intrusion dans son espace de travail avait alors l ́air de le prendre au dépourvu et l ́ incidence mérite d ́ être racontée car elle met en lumière les rapports de l ́ artiste avec la création. Étions-nous en avance, ou était-il en retard, je ne me rappelle plus…il était de toute évidence stressé par l ́imminence de sa retrospective au centre culturel francais…
Tel un bouclier, un rempart s ́ élevant contre les glissements de paradigmes, le monumental chevalet qui domine le grand espace séjour/atelier semblait célébrer une conception de l ́art pictural en péril. Désormais un peu obsolète dans l ́ univers de travail du plasticien contemporain cet impressionnant équipement d ́ atelier trônant au beau milieu d ́ un mobilier de living-room vaguement art-déco rappelle un peu cet instrument de travail théâtralement mise en scène dans certains tableaux de maître. On pense d’emblée à Las Meninas de Velasquez où l ́irruption d ́un immense tableau au chevalet préfigurant l ́événement pictural. On pense à“l ́ Atelier“ de Courbet, toile de 358/598 cm au Louvre, qui est une allégorie moderne de la peinture (autour du chevalet), aux autoportraits de Cézanne devant son chevalet , les van Gogh et l ́ on pourrait citer une foule d ́ autres exemples. Le chevalet-fétiche ! Le critique américain Clément Greenberg ne fait-il pas fausse route en interprétant le bannissement de ce mobilier iconique de l ́ atelier comme geste fondateur de l ́ avant-garde. Et diverses avant-gardes n ́ont-ils pas par la suite régulièrement prétendu rompre avec la contrainte du tableau dit”de chevalet“? (Easel-picture), un de ces concepts-clé inédits que Greenberg invente, et qui fait mouche dans la terminologie du modernisme américain, symbolise la rupture de la scène artistique New-Yorkaise (Pollock et co) par rapport à l ́art européen. L`Action Painting, dont il est le défenseur, a-t-elle vraiment signifié une dévalorisation de la peinture de chevalet? Loin de là, la“Easel Picture“ne s ́est jamais porté aussi bien. Alléluia ! Vive la peinture de chevalet, semble proclamer ici ce rituel mobilier de peintre au beau milieu de l ́ espace de création de Nazroo…
L ́ accueil est d ́abord un peu froid dans cet atelier où tout est bien rangé, sans les moindres indices d ́une activité créatrice tant soit peu incontrôlée, sans une seule trace qui trahirait la gestualité évidente de certaines œuvres, surtout de celles-là apparemment récentes où le geste spontané est visiblement conçu comme système de signification. Ces quelques tableaux et quelques anciens accrochés au mur sont les seuls travaux que le maître nous autorise à visionner. Un certain nombre de tableaux est soigneusement empaqueté et rangé dans un coin de l ́atelier. L ́essentiel de la production du peintre, nous apprends-on, se trouverait dans les locaux de L ́Institut Français où se prépare une grande rétrospective.
Pendant une courte absence du maître de la pièce, Pierre, le photographe et son assistant (des professionnels qui ont la routine du maniement du travail pictural) sans être conscient que leur geste pourrait être interprété comme une sorte de violation, de profanation, de sacrilège, se sont enhardie à déplacer des tableaux pour mieux les voir…car ils étaient là dans le but de prendre des photos, n ́est-ce pas ?
La réaction de notre hôte de retour dans la pièce a été d ́une telle violence qu ́on a préféré interrompre notre entreprise et prendre d ́autres dispositions. On saura désormais que l ́oeuvre de création de Khalid est sacrée…C ́est réconfortant de se rappeler le caractère sacré et inviolable de l ́oeuvre de création á une époque où l ́on saccage impunément des monuments du patrimoine culturel et la population entière, impuissante, assiste en direct au crime (culturel) dans les médias et dans les réseaux sociaux…
Notre conversation s ́effectuera enfin à huis clos dans le calme de la résidence secondaire de khalid, à Albion…. presque deux heures d ́entretien, sans manipulations impies de l ́oeuvre du maître…
INSULARITÉ
Serge Gérard Selvon - Penses-tu que l ́insularité est une circonstance qui déter- mine notre vision du monde ?
Khalid Nazroo - Le problème ce n ́est pas l ́insularité en soi. Le problème c ́est ce qu ́on fait dans cet espace. Peut-être que je fais référence à ce manque d ́in- stitution… manque de planification de la culture …
S.G.S. - on abordera plus tard ce sujet…
K.N. …Moi, j ́avais adopté et j ́adopte toujours cette formule de pouvoir travailler ici, donc, d ́avoir cette base ici, et de pouvoir aller montrer ce que je fais ailleurs et de repartir ailleurs. J ́ai vécu huit ans en France. Je dois dire que depuis que je suis rentré ici…
S.G.S. - … tu as eu du mal à t ́adapter…
K.N. - Moi, je n ́ai jamais eu beaucoup de succès auprès des Mauriciens. Au- jourd ́hui après toutes ces années, tu vois, je suis toujours celui qui est le plus discret. Donc, cette insularité m ́a servi dans mon travail. Je me suis installé ici, j ́ai fait mon atelier ici, et bien sur qu ́il faut vendre…j ́ai toujours vendu aux étrangers..Ça, c ́est la première chose.
Je suis parti faire des études grâce à une bourse française… Quand je su- is revenu ici, j ́ai été employé au Lycée Labourdonnais. Ensuite, ça a été le Cen- tre Culturel Charles Baudelaire, etc, etc,. J ́ai aussi travaillé dans de différents circuits. J ́ai travaillé avec des Sud-africains, par exemple. J ́ai travaillé avec Ma- rylin Martin du Cape Town Museum of Art, tu vois. J ́ai aussi travaillé avec des Australiens, avec des Indiens, avec des Macédoniens, qui sont des amis. Tu vois, ce qui fait que, quand on dit insularité, soit qu ́on définit l ́insularité comme étant une prison, où l ́espace est réduit…Moi, j ́ai toujours pensé que Maurice, c ́est quand même cette plateforme, qui est au carrefour de l ́Afrique, de L ́in- de…
S.G.S. - Est-ce une occurrence qui singularise notre créativité ? Est-ce qu ́on peut par exemple considérer l ́insularité comme une modalité de ta création ?
K.N. - Cela se voit dans certains travaux, dans certaines périodes de travail. Sur le long terme effectivement, on stagne, on se renouvelle, peut-être qu ́on recule quelquefois pour mieux reprendre son élan. Il y a toujours des possibilités d ́ex- pression. C ́est toujours cyclique, d ́une certaine manière, dans mon travail… Moi, je n ́ai jamais pris part à des expositions, simplement du fait que j ́étais issu de Maurice. J ́étais choisi, peut-être parce que mon travail avait plu au commis- saire.
S.G.S. - Donc, si je t ́ai bien compris, l ́insularité, c ́est un phénomène qui n ́a pas affecté ton travail outre mesure. Mais pour les autres, pour les gens de l ́extéri- eur, le fait d ́habiter à Maurice, de créer à Maurice, signifie que nous appar- tenons culturellement à la périphérie. Bien sur, c ́est très péjoratif, on est régio- nal, loin des grands centres…
K.N. -Mais moi, j ́ai vécu dans un grand centre. Moi, je vais souvent dans les grands centres. Le processus est le même, que tu sois à Maurice ou dans un grand centre. Il faut que le travail résiste à l ́analyse. Il faut que tu trouves ta voie. Moi, je trouve que, trouver sa voie, cela demande du temps. Cela demande une application de tous les jours.
S.G.S. - Donc, si je te comprends bien jusque-là, et cela confirme une réflexion critique sur l ́ensemble de ton travail (vu partiellement chez toi en original et par média interposé sur ton site) les contingences spatio-temporelles n ́ont aucun im- pact sur ton œuvre. C ́est une particularité qu ́on retrouve chez d ́autres plastici- ens de l ́île (le caractère intemporel de l ́oeuvre de Nagalingum, par exemple). Mais les sociologues de l ́art attachent beaucoup d ́importance au contexte géo- graphique, historique, idéologique de la création artistique. Ton œuvre semble être réfractaire à ce processus de contextualisation. Qu ́est-ce que tu en penses ?
K.N. - C ́est pas que le contexte ne joue pas un rôle..mais je pense que le fait de pouvoir vivre à Maurice m ́apporte beaucoup de choses… Mais d ́un autre côté, je n ́ai jamais pu vivre de mon travail de création. C ́est très difficile de vivre de son travail, que ce soit à Paris ou à Maurice ou à Londres…
.S.G.S. - Mais il y a quand même quelques artistes mauriciens qui vivent très bi- en de leur travail ici. Alors là, je voudrais savoir…
K.N. - Alors là, il ne faut pas faire l ́amalgame, je te dis franchement. Je n ́aime pas beaucoup ce que font les Mauriciens. Franchement, j ́ai souvent pensé à ça, je n ́aime pas beaucoup ce qu ́ils font, ce que les artistes-peintres Mauriciens font, je n ́aime pas beaucoup, je ne sais pas pourquoi… après tant d ́années je suis arrivé à… je préfère te citer des noms étrangers …je me sens plus proche, plus familier, avec des étrangers… si tu devais me demander le nom d ́un peintre mauricien, je te citerais peut-être Malcolm de Chazal, qui est mort, qui était naïf, qui a commencé à peindre à l ́âge de 60 ans, etc., etc.. Et s ́il s ́agit de contempo- rains, je n ́aime pas ce qu ́ils font. Je vais te dire pourquoi, je n ́aime pas ce qu ́ils font. Je n ́aime pas beaucoup les gens qui pompent (grand éclat de rire). Je n ́ai- me pas beaucoup les gens qui sont là, sur une petite île, et qui veulent faire du New-yorkais, qui veulent faire de l ́Australien, qui veulent être…tu vois …contem- porain comme on peut l ́être en France en 2012, en 2011… Tu vois ce que je
veux dire…la problématique n ́est pas la même.
S.G.S. -Cela ne me gène pas de penser un peu New-yorkais ou un peu Australi- en. Ne crois-tu pas que ce mimétisme, qui te gène tant, est une façon de tran- scender l ́enfermement de l ́insularité ?
D ́un autre côté on peut aussi penser que l ́insularité nous a enrichi culturellement…Ne crois-tu pas que notre insularité a en quelque sorte relativi- sée nos frontières culturelles, favorisant ainsi des compétences interculturelles ?
K.N. - Le problème, c ́est que, quand on te parle de culture ici, on pense en ter- me de tradition ancestrale, qui a à faire avec des rituels et des pratiques religieu- ses. On ne parle pas de culture laïque. Ça c ́est rare de pouvoir parler de culture sans coloration religieuse etc. …Ensuite il y a chez nous un genre d ́auto-censu- re, qui est très généralisé. Il y a des choses que tu ne peux pas dire ici. Il y a des non-dits, qui sont compris par toutes les communautés. Il y a aussi ce ter- me que je n ́aime pas beaucoup : tolérance ! Quand on te dit : je tolère, je suis tolérant, c ́est de l ́auto-censure…
S.G.S. - Mais c ́est parfois nécessaire, l ́auto-censure, n ́est-ce pas ?
K.N. - Non, mais cela va à rebours également, parce que souvent il y a des cho- ses qui doivent être dites, mais qu ́on ne dit pas pour pouvoir aller plus loin. Ce qui fait que, si on parle d ́art, ici, à Maurice, ça a une pure fonction décorative. L ́art n ́est jamais subversif, n ́est jamais politique. Ils disent qu ́ils veulent faire dans le social, mais c ́est toujours fait à la légère. Il n ́y a pas de réelle implicati- on. C ́est ce que moi je ressent. L ́art est fait par des bourgeois, pour des bour- geois.
.S.G.S. - Revenons à notre problème : l ́ínsularité. Qu ́est-ce que tu penses de l ́insularité par rapport à la mondialisation ? Au-delà de nos plages, il y a un mon- de qui bouge. Tu m ́as fait visiter aujourd ́hui ces centres commerciaux ultramo- dernes… Après ma longue absence de la réalité insulaire, j ́ai visuellement l ́im- pression qu ́on est entré de plain-pied dans la mondialisation, du moins dans ces endroits un peu vitrine d ́une certaine conception du progrès … Les plastici- ens emboîtent-ils le pas de cette idéologie ?
K.N. - Ils aimeraient bien emboîter le pas. Tu vois bien ce que je veux dire, ils veulent bien bénéficier d ́un certain soutien, pour montrer ce qu ́ils font. Et dans de bonnes conditions, parce que il y a eu très peu de cas où l ́on a été , disons, encadré de manière professionnelle, pour pouvoir faire un travail intéressant. Malheureusement c ́est le triomphe de l ́amateurisme déguisé en professionnalis- me… Ensuite il y a ces prophètes de malheur, tous ces gens qui nous viennent de l ́ on ne sait d ́où, parce que ils ont une hypothétique compétence - je ne veux pas citer de noms, là, dans ton interview - et qui croient qu ́ils sont des ex- perts. Mais ils ne sont rien du tout. Tu veux que je te dise pourquoi qu ́ils sont ri- en du tout? Peut-être que moi j ́ai eu l ́expérience de voir comment cela se pas- se dans les grands centres… Quant à la colonisation et la postcolonisation, etc…
S.G.S. Allons-y, puisque tu es pressé d ́en parler…
K.N. - Prenons les aborigènes de l ́Australie ; Moi, je suis allé en Australie, et j ́ai vu comment ils exploitent les aborigènes. J ́ai rencontré une dame, qui avait une galerie à Sydney. Elle avait de gros diamants aux doigts et elle m ́a dit, puisque vous êtes peintre, venez, je vais vous montrer ce que j ́ai dans ma réserve. Et c ́est ainsi que moi, j ́ai pu voir les premières toiles aborigènes authentiques réali- sées dans le Outback. Des oeuvres réalisées avec le sable dans le désert, avec
les pipis de chat, les pipis de chiens, les cacas d ́oiseaux et tout le folklore….Elle me dit, vous savez, j ́achète ça pour 15 dollars et je les revends á 40,000. J ́avais tout compris. Le pauvre aborigène d ́Australie, ou l ́indien dans sa réserve Nava- jo ou le Brésilien d ́Amazonie, ou le Rodriguais, dont on a vu le travail au- jourd ́hui… ils attendent tous le Messie… Ils attendent tous le marchand/galéris- te/spéculateur qui va les découvrir. Le Rodriguais attend de pied ferme celui qui va le faire devenir le Picasso de l ́océan indien. Tu vois ce que je veux dire, c ́est partout comme ça. Ça, c ́est le revers de la mondialisation. Si mondialisation veut dire : continuer à exploiter les ethnies, continuer à trouver de la valeur, même si c ́est pas très bon ce que font les gens, simplement du fait qu ́on soit Mauricien, Rodriguais, Comorien, je ne sais quoi , c ́est pas très intéressant . Pas qu ́il n ́y ait pas de bons artistes-peintres mauricien, comorien ou malgache, mais qu ́on puisse garder nos caractéristiques. Quelles sont ces caractéristi- ques ? C ́est de pouvoir parler de problèmes d ́ici, des Comores, de Rodrigues, etc… C ́est là que l ́art contemporain entre en jeu ; tu es d ́accord avec moi? Mais pas aller pomper dans les magazines et faire du Christo, du Catalan et du Koons, parce que là-bas on fait comme ça. Là, je ne suis pas d ́accord. Je préfère être comme je suis, ne pas faire d ́installation, ne pas faire de vidéo. Et pourtant, j ́ai fait un tas de choses, quand j ́étais en France. J ́ai même déjà joué dans des groupes, donné des concerts, enregistré un disque, j ́ai fait des films et tout ça..Et puis j ́ai du, comme on dit en anglais, „focus“, éliminer tout ce qui é- tait superficiel pour moi. Tu verras, il y a beaucoup de nos compatriotes qui font des installations, des bandes-vidéos, etc., ils se cherchent toujours. Ils se cher- chent encore. Moi, j ́ai 58 ans, je peins autant qu ́à 5 ans, peut-être que je suis vieux-jeu, peut-être que la peinture n ́a plus la place qu ́elle devrait avoir… je m ́en fout. Je fais ma peinture. On m ́invite. J ́expose, j ́ai pris part à de très gran- des expositions. Ça, je peux te le dire, que je suis peut-être le seul Mauricien à faire ça… j ́ai déjà exposé á côté de célébrités Américaines…Je t ́assure … Une fois j ́ai montré á Nirveda un catalogue … elle me dit , ah, vous avez été avec … Je lui ai dit: c ́est parce que tu n ́es pas au courant que tu ne sais pas. Parce que moi, je ne cours pas après les journalistes… ce qu ́ils mettent dans l ́express ou dans le Mauricien, je m ́en tape..
Tiens, laisse moi te montrer. Regarde ce tableau. Je suis allé en Arabie. Ce qui m ́avait intéressé là-bas, ce sont des choses auxquelles des mauriciens parfois musulmans ne s ́ intéresseraient jamais. Ils vont là-bas simplement pour le rituel. Ils ne vont pas pour regarder l ́ architecture, pour voir les vitraux, pour voir les traces de civilisations disparues maintenant…Quand je suis allé là-bas, je me suis mis à dessiner, à prendre des photos, etc., Pendant tout le séjour, j ́ai fais des choses, et puis, quand je suis rentré ici, on m ́a invité, ils ont tout payé - une immense exposition. Là bas, j ́avais appelé ça :“Voyage au coeur de l ́islam“. Ça a fait beaucoup de bruit. Tu sais, à cette époque, Alain voulait m ́interviewer pour me demander : „ Qu ́est-ce que l ́Islam a à faire avec ta pratique ? “ . Je lui ai dit que ça, c ́est une période de mon travail, comme j ́étais dans un autre pays, et puis c ́est terminé. J ́ai donc fait cette exposition, mais elle ne s ́est pas arrêtée là. Des gens de la Réunion m ́ont invité… il y avait plus de 250 affiches dans l ́île…Ils m ́ont invité pour le centenaire de leur Mosquée.
S.G.S. - Mais là je dois t ́ interrompre. Tu ne réponds pas á ma question…
K.N. - Non, non , je vais répondre à ta question…
Est-ce que je suis Arabe ? Non, je ne suis pas Arabe. Mes ancêtres sont venus de l ́Inde. D ́accord ? Il se trouve qu ́ils étaient musulmans. Donc je suis musulman parce que je suis né dans une famille musulmane. Le problème c ́est que je suis allé à l ́école. J ́ai appris le français, l ́anglais. Ensuite je suis allé en France, et j ́ai appris un peu d ́espagnol…quelques mots d ́allemand, quelques mots de japonais (ils étaient nombreux dans notre atelier) et il y a le créole qui est ma langue maternelle…,un peu d ́ Urdu et un peu d ́Arabe coranique… Tu ne peux pas dire que la culture d ́origine est toujours intacte. Personne dans ce pays ne peut dire qu ́il est à cent pour cent indien, chinois ou musulman d ́origi- ne arabe… on n ́est pas arabe, première chose, mais d ́origine indienne. Déjà l ́Is- lam quand c ́est arrivé en Inde, c ́était dilué, les pratiques, etc., …
S.G.S. - Voilà, pour faire bref, c ́est ce que je voulais savoir. Est-ce que tu crois que tu as une sensibilité pluriculturelle ?
K.N. - Absolument ! Complètement. Parce que, comme je te disais, cette espèce de melting-pot s ́est fait.
S.G.S. - Prenons par exemple ce tableau. On ne peux pas dire que ce soit essen- tiellement musulman ou indien, oriental ou occidental.
K.N. Ça n ́a rien á voir avec …
S.G.S. - Les signes que tu as employés sont des archétypes et traversent les frontières culturelles. Des symboles universels qui appartiennent à notre incon- scient collectif. Des signes qu ́on associe au sacré …
K.N. - Sans ma culture, sans mon éducation européenne, française, le résultat serait différent. Moi, j ́ai fait les beaux-arts … Là, il y a des pochoirs, ces effets dans ce tableau…Il y a une sensibilité … Tu ne verras pas ça la-bas…
S.G.S. -Les références sont spirituelles et pas rituelles…
K.N. Tu sais, il y a une façon d ́employer la forme et d ́utiliser la couleur, une fa- çon d ́utiliser les motifs, une façon de faire la composition qui n ́est pas du tout dans les stéréotypes…
S.G.S. - Je vois des références à plusieurs aires culturelles - islamiques, védi- que, gothique, nordique, etc, . Dans ton contexte pictural tu proposes en fait une diversité de lectures transculturelles. La confluence de formes épurées sym- bolisent l ́enceinte sacrée. C ́est évident. L ́économie de moyens employés semble désincarner l ́ architecture et n ́en laisser que des signes qui expriment la spiritualité.
K.N. - D ́ailleurs je ne lis pas l ́arabe. Tu sais, quand j ́ai fait mon exposition, j ́ai demandé à ma femme, qui est beaucoup plus cultivée que moi sur le plan de la religion, etc., comment on écrit Khalid Nazroo en arabe ? Alors, donc, elle m ́a appris, et je signe désormais Khalid en arabe…
S.G.S. - Si dans l ́exploration du sens, on considère un tableau comme un système de signes, selon la sémiotique picturale, le contenu est chez toi ouvert à une multitudes d ́interprétations plausibles, car les unités visuelles qui constitu- ent tes oeuvres sont souvent polysémiques.
K.N. - Regarde ce tableau. On revient de Cascavelle. Ce tableau, c ́est ma femme qui l ́a choisi. Elle m ́a dit, ça, tu sais, ça a quelque chose de l ́architectu- re créole…et elle m ́a dit, on va l ́accrocher dans notre maison secondaire…
S.G.S, - Bon, pour continuer notre conversation, et je fais un p ́tit peu la syn- thèse; alors, si je t ́ai bien compris, les formes d ́acculturation dans les différents groupes culturels formant notre pays pendant la longue période coloniale a aus- si été un processus de permutation et de fécondation…
K.N. - Absolument, un enrichissement, à certains égards…
S.G.S. - Tu sais, toi, tu vis beaucoup ici. Moi j ́ai beaucoup de recul par rapport à la réalité quotidienne d ́ici… Depuis quelques temps j ́ai un jugement plutôt posi- tif de mon pays natal. Je trouve que nous avons des facultés transculturelles qui sont très valorisées ailleurs, le phénomène de la mondialisation oblige, mais hélas sous-estimées ici. Ailleurs, des professionnels de tous bords vont appren- dre à grands frais dans des colloques hyper-ciblés comment gérer l ́altérité et comment respecter les codes culturels dans les relations internationales. Ce défi- cit et cette demande de compétence transculturelle font ailleurs les choux gras de „ faiseurs “de bestseller à la Clotaire Rapaille, plus expert en étude de mar- ché qu ́anthropologue … J ́ai lu le très controversé „The Culture Code „.
Mais, bon sang, cette compétence est innée chez nous. Le voisinage de l ́église, de la mosquée, du temple hindou et de la pagode est un spectacle tout à fait normal chez nous, n ́est-ce pas ?…
K.N. - Par ce qu ́il y a également une raison à ça. Si on parle des colonisa- teurs… parmi les colonisateurs, tu as les défenseurs de l ́assimilation, les Français ont toujours favorisé l ́assimilation. Les Anglais ont toujours „divide and rule“, diviser pour régner… Tu vois, nous avons connus les deux…
Cette histoire de voile, c ́est à cause de la révolution iranienne. Je peux te dire quelque chose, Serge, quand je suis revenu à Maurice en 82, je n ́avais pas prati- qué pendant plusieurs années. D ́accord ? Je me suis conformé…je suis allé voir ce qui se passe ailleurs… J ́ai vu une diversité de pratique chez les musulmans… il y a quelque chose qui me choque jusqu ́à maintenant,et j ́en ai parlé à ma
femme, c ́est le port du tschador, burka, et tout le bazar…Ma mère, musulmane, n ́a jamais porté ça,…Quand tu vas à Beau-Bassin et que tu vois les jeunes avec ces tenues, des lunettes noires, des gants noirs , et tout le reste, c ́est halluci- nant ! Quand je suis arrivé au MAI et qu ́on m ́a prié de faire un cours aux profs de Urdu, Arabe, Hindi et de Tamoul, etc. , et que je vais à Beau-Bassin en jeans, avec les cheveux longs, je portais la barbe, je portais même des chaussures rouges… et que je vais dans la salle, où était rassemblé une cinquantaine de per- sonnes, en majorité des profs de Urdu, des femmes avec des visières… j ́avais trouvé ça très difficile de parler d ́art dans de telles conditions…
S.G.S. - Dans les pays du Golfe ils sont différents… c ́est peut-être là que va se décliner l ́art du XXIe siècle…
K.N. - On ne peut pas comparer les pays du Golfe et l ́Arabie Saoudite…
S,G.S. - Je dois t ́interrompre. Avec tes monologues fleuve, je risque d ́oublier la question, voilà, nous avons deux compatriotes qui dans le débat d ́idées autour de notre identité et de nos particularités culturelles soutiennent des thèses origi- nales qui ont l ́air d ́animer la création…Pendant la longue période coloniale il y a eu des formes d ́acculturation dans les différents groupes culturels formant notre pays. On a déjà abordé le sujet au cours de notre conversation. Et notre compat- riote Torabully emploie les métaphores“corail “et“rhizome “ pour caractériser ce phénomène culturel. Qu ́est-ce que tu en penses ?
K.N. - Je préfère quand même l ́original. Senghor et sa Négritude. Parce que Torabully, moi je le connais. Je l ́ai rencontré, etc. … Il ne s ́intéresse qu ́à lui-même. C ́est du nombrilisme…
S.G.S. - Ah bon. Je ne le connais pas…
K.N. - Il vit dans l ́ombre de Malcolm de Chazal…
S.G.S. - Vraiment ? Comment ça ?
K.N. - Je t ́assure. Moi, on m ́avait invité au „Blue Penny“… J ́avais fait une expo dont j ́avais le concept. Je te montrerai le catalogue, quand tu viendras à la mai- son : „ Nous sommes tous des suiveurs de Malcolm. “
S.G.S. - Ah bon ! Il a écrit ça ?
K.N. - Moi, j ́ai fait une expo. J ́ai invité Nirmal. Il a fait une installation. Luchoo- man avait fait une bande-vidéo. J ́ai fait exposer Joghoo de Londres. Et d ́autres peintres, et tout. Et on a fait un catalogue. Et j ́ai fait payer ces gens-là, c ́est la première fois qu ́on fait ça. Parce que, à l ́époque on avait le Mauritian Cultural Centre. Parce que le MMM était encore au pouvoir. Ils m ́avaient demandé, par- ce que j ́étais le délégué des arts plastiques. Alors, moi, j ́ai fait cette expo, et Khal Torabully, lui, avait fait un autre truc… On s ́est croisé sans se dire bonjour. Moi, je m ́en fout. Il est comme ça…Imbue de lui-même… Il veut à tout prix arri- ver … À la différence je te dirais d ́un Leclézio…
S.G.S. - Comment ? Le Nobelisé ?
K.N. - Leclézio ! Qui est très humble. Lui, c ́est un grand bonhomme ! Il est très proche des Asgarally.
S.G.S. - J ́ai encore deux questions à te poser, mais là il faut vraiment me laisser terminer la question…ton opinion m ́intéresse beaucoup… Voilà, on essaie d ́insti- tutionnaliser l ́art, et ce serait peut-être pas si mal comme idée. La promotion d ́u- ne activité muséographique de standard occidental valoriserait-elle ces compé- tences interculturelles dont on parlait tout à l ́heure, donnant ainsi à la création mauricienne l ́opportunité d ́exploiter nos particularismes sur la scène de l ́art contemporain international ?
K.N. - La création d ́un musée serait une bonne chose. Mais le problème c ́est qu ́ il n ́ y a pas eu de traces…
S.G.S. - Le peu de traces qu ́on a, on pourrait les conserver…
K.N. - Il faut d ́abord qu ́on essaie de récupérer les traces… ça voudra dire qu ́il y a eu des créateurs ici… Pas nécessairement des objets d ́art dans le sens… des objets culturels, disons… Mais là, il faudra un travail en profondeur… définir les choses exposables…il faudra le travail de spécialistes… Est-ce qu ́on a des spécialistes ?
S.G.s. - S ́il n ́y en a pas, il faudra les former.
K.N. - Ça a toujours été le grand débat. Là, ce qu ́íls veulent faire c ́est de récu- pérer ce vieux bâtiment. Mais là, on parle de montrer les objets du 17e 18e 19e.
25.06.2018
L ́ atelier/L ́ oeuvre/Le rapport temps
S.G.S. - tu es très prolifique…pour ne pas me perdre dans ton oeuvre je t ́ai prié d ́esquisser en grandes lignes une classification chronologique, dans le sens d ́un catalogue raisonné… car tu dates rarement tes tableaux…tu ne l ́as pas fait… on va essayer d ́en connaitre les raisons…
K.N. - Je vais t ́expliquer pourquoi…tout d ́abord je tolère difficilement le travail des autres dans mon atelier…sauf cette gravure de cet artiste indien acquis il y a des lustres… Dans mon atelier tu trouveras pèle mèle, toutes periodes confon- dues, un choix arbitraire de tableaux que je place volontairement au mur parce que cela me permets des fois en les passant en revue, quand je me reveille par- fois la nuit, d ́y redécouvrir des idées que je reprends… des idees d ́il y a une
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vingtaine d ́années. Forcement il y a des pièces manquantes….des pièces anci- ennes que je ne possède plus…et aussi des pièces qui gênainent…“cette croute a été trop longtemps à cet endroit…“réprouve parfois ma femme… et elle a rai- son, et on remplace par du nouveau….
S.G.S. - peut-on imaginer une chronologie qui documente les étapes de ton parcours? Est-ce qu ́on peut penser à un cheminement chronologique de ton tra- vail?Est-il possible de periodiser ton oeuvre? À en juger par la similitude formelle de certains travaux produits à de differentes periodes on serait tenté d ́en dédui- re que tu fais du sur place…
Tu ne tolères pas une chronologie de tes oeuvres dans ton atelier On voit ici au mur des oeuvres volontairement achronologiques. Des pieces susceptibles de faire avancer ton travail, soit, mais n ́est-ce pas là aussi une facon de brouiller les pistes et d ́effacer le temporel de ton oeuvre?
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Serge Gerard Selvon - 12:50:54 @ KUNST/ ART | Ajouter un commentaire
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