SERGE GÉRARD SELVON
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30.11.2017

NIRMAL HURRY - L´INVENTION DE L´IDENTITÉ.

IMG_0625.jpgDODO.jpgTir So Zie-3.jpgTir So Zie- 2jpg.jpgJrome Bosch: Lenfer du musicien.jpgTir So Zie -1.jpgKonzept.jpgVisite d´atelier
Et entretiens avec des artistes Mauriciens
Conversations sur des tendances et des scénarios plausibles de la création locale chahutée  dans une situation de tension entre le post-colonialisme, l´insularité, la contemporanéité, la société numérique et la mondialisation. 

NIRMAL HURRY

La mondialisation est-elle une machine à broyer les cultures ? 

L´oeuvre de Nirmal Hurry pose les grandes questions des sciences humaines. Allons-nous tête baissée vers une uniformisation culturelle ? La dynamique interactive de la proximité des cultures chez nous, à Maurice, favorise-t-elle la diversification ? Que penser des décideurs, qui, au lieu d´insister sur ce qui nous unit, mettent l´accent sur les particularismes et le repli identitaire ? Que penser de ces politiques qui n´ont que „The Rainbow Nation“à la bouche ? („THE RAINBOW NATION“, titre d´une installation de Nirmal). Que penser de la politicaille locale qui à chaque période électorale instrumentalise sans vergogne les appartenances culturelles pour véhiculer leur démagogie etnicisée à la petite semaine? Et le rouleau compresseur de la mondialisation ne fonctionne-t-il pas surtout par une sournoise acculturation (américanisation), soumission sans réserve tirée par l´attrait de l´argent et le pouvoir de l´image ? L’œuvre de Nirmal aborde toutes ces grandes questions sociétales qui tenaillent notre “identité insulaire”…

À Cap-Malheureux, chez lui, les œuvres conceptuelles qu´on associe à sa démarche esthétique n´ont pas l´air d´avoir droit de séjour. Sauf l’assemblage „ Identité Insulaire “ qu´on découvre dans un coin de la pièce d´entrée, pas une trace de conceptuel, tant il est vrai qu´une demeure normale n´est pas l´espace idéal pour exposer une installation. Par contre la maison est peuplée par un nombre impressionnant de volatiles, muets, à la différence de ceux , martins, condés, serins etc qui donnent de la voix à l´extérieur.

Ces oiseaux de fantaisie savamment bricolés de bric et de broc sont très décoratifs, avenants, mais teintés d’un kitsch qui se distingue toutefois de la version supersized des ténors du marché de l’art actuel (qui pollue l’art contemporain à l’instar de Jeff Koons, Damien Hirst et co.) ,… sauf notre Zozo emblématique, l’incontournable dodo qui du haut de son piédestal dans le living-room incarne dignement son statut de memento mori écologique. Nirmal n’était pas à l’aise à exhiber son artisanat ornithologique. Signe discret d’autocritique ? Mais en fait, pourquoi pas, ce genre d’objet-bibelot trouve facilement preneur, et trace la voie à une curiosité esthétique ultérieure, peut-être…

Dehors, en revanche, sous la varangue, l’objet qui a retenu d’emblée mon attention, et m’a interpellé par sa puissance évocatrice, est exposé aux intempéries, comme pour souligner davantage l´aspect périssable de ce qu’elle représente - métaphore de la lente érosion de la mémoire. Cet imposant objet est un genre de grande roue fabriquée avec de la paille de la canne à sucre. C´est le symbole même de la mémoire collective… On ne peux ne pas associer cet objet à la roue de la torture, et au dur labeur de la canne, à l’esclavage et à son succédané l’engagisme…les connotations mémorielles coulent de source…l’objet est comme un narratif de l’histoire nationale… J’imagine l’effet de choc qu’une telle oeuvre aurait pu produire dans une grande expo internationale, considérant la pertinence de la thématique…mais eu égard de l’incompétence des ministères de la culture à promouvoir notre profil culturel on peut toujours espérer à des lendemains qui chantent…

L’œuvre complexe en quatre éléments presque identiques , amovibles, transposables, que j’ai pu voir le 11.04.2012, à la MGI , a produit chez moi le même effet que cette roue de la torture chez lui. Quoique la démonstration plastique que cet objet-installation à quatre volets soit plus spectaculaire, et le message visuel plus direct et percutant.

Le premier coup d’œil sur une composante me propulsa tel un zoom à Madrid en Espagne, dans le Prado, dans l’aile droite du triptyque “Le jardin des délices” de Jérôme Bosch, où se trouvait l’élément miniature “déclencheur de l’œuvre de Nirmal. J’ai eu l’occasion de voir Le jardin des délices plusieurs fois à Madrid et me rappelle des moindres détails….

Ce que Nirmal en a fait m’a estomaqué, par la virtuosité du détournement sémantique. Le corps inanimé traversant le cercle de la clé de Bosch, devient le dispositif symbolique du narratif colonial de Nirmal , “Tir S . o Zi”..

Dialogue 11.04.2012

Serge Gérard Selvon - Le contexte mauricien est souvent le point de départ de tes créations.  
Le titre de l´œuvre oriente la lecture. Certains éléments de tes oeuvres ont un aspect facilement décodable, d´autres éléments évoquent le répertoire symbolique de nos différentes cultures et le spectateur va droit au but de la signification de l´ensemble. 
Ce mode d´appréhender l´oeuvre correspond-il à tes intentions conceptuelles ?
N.H. – C´est vrai. Quand on voit ce grand récipient, la couleur bleue de ce tonneau en matière plastique est l´élément principal. Le bleu est toujours cette couleur très exotique, très attirante pour les étrangers. Mais on est insulaire, on est enfermé dans ce bleu, on est prisonnier de ce cliché touristique et l´on subit ensuite toutes les conséquences de la rencontre avec l´étranger, avec l´ailleurs. Les autres cultures sont tellement puissantes, avec la télévision, les médias, l´Internet. On est donc à la merci de l´image qui nous vient d´ailleurs… 
S.G.S. – Dans ce grand récipient, que tu nommes « drums » il y a des perforations et à travers ces ouvertures on voit des mains qui s´agrippent à des filets. Donc, on est en présence d´un système de signes qui véhicule un sens qu´on tente de décrypter.Et il y a plusieurs lectures possibles. Car les éléments de l´assemblage sont polysémiques. Ce «drum » par exemple peut signifier l´enfermement dans notre insularité, mais il peut aussi signifier crispation identitaire….
N.H. - Nous, les insulaires, on ne voit pas le bleu, mais les gens qui nous viennent de l´extérieur voient ce bleu et ils trouvent cela extraordinaire. C´est la première chose qui les frappe et qu´ils commentent en arrivant ici. J´ai passé les premiers 22 ans de ma vie à Maurice, je n´ai pas voyagé, mais en revenant de mon premier séjour de 10 mois dans la grisaille de Paris, je me souviens encore du choc, de l´intensité de la lumière, de ce bleu qui nous entoure et des couleurs en arrivant à Cap Malheureux . 
S.G.S. – Ce qui m´intrigue dans ton assemblage ce sont ces perforations, ces trous ovales. Ces formes arrondies sont-elles des fantaisies de l´artiste ou ont-elles une signification quelconque ? 
N.H. – non, c´était uniquement pour des raisons esthétiques. Mais cela rappelle des bulles ; l´élément eau.
S.G.S. – La mise en relation des éléments de cet assemblage propose donc une grille de lecture plutôt facile. Le sens symbolique des composantes est si simple à décrypter que n´importe quel spectateur peut y trouver son compte. Il y a là , dans cette simplicité , sans doute aussi une intention didactique, non ?
N.H. – Oui, mais en même temps, ce sont des objets très mauriciens, je trouve. Des objets qui nous sont très familiers. Les « drums » par exemple, tous les agriculteurs les utilisent pour l´eau d´arrosage dans les champs. À la campagne c´est un objet du quotidien. Je me rappelle, quand j´étais enfant, c´était encore un objet très précieux, indispensable pour la réserve d´eau… 
S.G.S. – Cet objet est donc porteur de signification dans la vraie vie, donc facile à comprendre aussi dans le contexte d´une œuvre d´art. 
N.H. – Absolument.
Caught in the Rainbow Nation 
S.G.S. – Et dans d´autres ensembles tu abordes un problème de notre statut post colonial – la construction de l´identité nationale. Ton installation «Caught in the rainbow nation» est-elle une représentation symbolique d´un malaise identitaire ? La mise en scène conceptuelle est, au premier abord, inoffensive, presque dans la trivialité des décorations de vitrine, mais les questionnements qu´elle évoque nous interpellent. Est-ce des questionnements qui confortent des craintes d´acculturation ? Est-ce la représentation du danger de perdre ses repères culturels ? Est-ce une représentation négative des difficultés de la construction de l´identité « rainbow nation » ? Est-ce la représentation symbolique de la crainte d´un délitement du lien social ? C´est fort possible que ce soit tout cela à la fois, n´est-ce pas ?
N.H. – Oui, mais est-ce que tu as lu le texte qui accompagne cette installation ?
S.G.S. – Non, je ne connais cette œuvre que de l´image reproduite dans une publication, le livre de Hans Ramduth.
N.H. – Il y a un texte en créole qui va avec. Un texte écrit dans mon créole à moi et pas dans un créole standard. Parce que si on écoute nos décideurs on est toujours cette „nation arc-en-ciel“ (« rainbow-nation ») avec toutes les communautés et toutes les cultures. 
J´ai deux filles et quand je regarde mes enfants, je réalise que j´ai déjà cinquante ans et je me demande sérieusement comment vont réagir mes filles à ce discours-là. On ne cesse de leur rappeler qu´on est de L´inde, de l´Afrique ou de la Chine. Propager une telle idéologie représente une très grande responsabilité. Donner une telle importance aux particularismes culturels dans la définition de l´identité (nationale) pose des problèmes à la jeune génération. Mon installation présente l´enfant pris dans le piège des questionnements identitaires. Quel est le choix à prendre ? le libre arbitre, la pression morale des traditions ancestrales, le caprice des décideurs ou le discours des politiciens ? 
S.G.S. – Donc, en fin de compte, c´est la représentation d´une crise identitaire.
N.H. – Oui, voilà, c´est tout à fait cela. 
S.G.S. – Que penses-tu de ce phénomène d´interaction entre les cultures ? Car c´est de cela qu´il s´agit dans ton installation, la peur des interactions ? Ou la menace des « Identités Meurtrières » dont parle Amin Maalouf ? J´ai l’impression que tu as un peu pensé à cela en créant cet œuvre.
N.H. – Oui, enfin, un peu. Mon propos était surtout de confronter mes compatriotes avec quelques interrogations. C´est pour cette raison que mon texte d’accompagnement était rédigé en créole. Ainsi le message linguistique s´adressait à tout le monde sans distinction, même à ceux qui n´ont aucune culture de l´image. Comme ça en lisant le texte ils peuvent comprendre ce que l´œuvre exprime et qu´ils soient amené à se poser des questions sur leurs identités. À Maurice on a tendance à coller des étiquettes et à faire les choses à la manière des décideurs.
Ce que je fais, c´est un peu du recyclage de phénomènes déjà connus, et que j´essaie d´interpréter de nouveau et de remettre au goût du jour, pour bien redonner de la vigueur à ces idées. Parce que, il y a le développement de l´île Maurice qui va très vite… 
S.G.S. - Une accélération qui m´a un peu estomaqué , après mon dernier passage d´il y a vingt ans presque. Tout a changé, le paysage, les gens, quoique pas toujours dans le sens que l´on aurait souhaité…
N.H. – Il n´y a pas de transition…
S.G.S. – On est comme happé dans le maelström de la 
Mondialisation…
N.H. - On a brûlé des étapes. Je l´ai ressenti à chaque fois, en revenant d´un long séjour à Paris ou en Inde. Tout bouge et tout change et tout disparaît à un tel rythme que l´on est un peu désemparé. Et le phénomène nous interpelle en tant que plasticien. Et cela nous incite à inventer des stratégies conceptuelles pour la sauvegarde d´un patrimoine immatériel parfois en péril. C´est dans cet esprit-là que j´ai essayé de me remémorer toutes ces formes du patois créole de mon enfance campagnarde, de tous ces vocables aujourd´hui tombés en désuétude. J´ai essayé de les rassembler dans des textes pour démontrer que des vocables prétendument obsolètes sont bel et bien vivants dans notre parler, quoiqu´ayant subi parfois des glissements sémantiques au fil du temps.
S.G.S. - Ces réflexions sur l´accélération de l´histoire dans ton travail est intéressant. C´est aussi un aspect assez inquiétant de la mondialisation. 
« Caught in the Rainbow Nation » s´adresse aux Mauriciens. Mais elle aurait pu avoir un sens universel si elle s´appelait « Caught in Globalization », n´est-ce pas ? C´est dans le même ordre d´idées. 
N.H. – Oui, cela se pourrait, mais mon installation s´adresse d´abord aux Mauriciens. On est déjà assez en retard dans le domaine de l´art. Donc, c´était important de mettre l´accent sur les paradigmes de notre époque et de miser sur les modes d´expressions de la contemporanéité. On est encore prisonnier de ce dogme, selon lequel l´art doit d´abord être subordonné à une fonction décorative. 
S.G.S. – La notion de l´art de beaucoup de nos concitoyens se réduit malheureusement à cette seule fonction…
N.H. –Or, dès que la création s´affranchit de cette fonction de commodité et interpelle le spectateur, l´œuvre d´art contemporain prend son plein essor, et s´acquitte de sa mission civilisatrice.
S.G.S. – Ton argumentation visuelle sollicite souvent l´adhésion du public. La participation, voire la complicité du spectateur est visiblement très importante pour la finalité de tes œuvres…
N.H. – Absolument. 
S.G.S. -– Quelles sont, à ton avis, les conséquences de la mondialisation sur les appartenances culturelles au sein d´une même nation ?
Penses-tu que la mondialisation va graduellement dissoudre ces identités culturelles ? 
N.H. – Justement, j´ai un peu peur de cela, cette tendance de nivellement, de standardisation de la culture.
S.G.S. – Ces craintes figurent parmi les centres d´intérêt des post colonial studies où les phénomènes d´imitation et d´hybridation culturelles occupent une place de plus en plus importante. Les théoriciens du postcolonial pensent que, loin d´être nivelé par la dynamique de la mondialisation, les identités culturelles vont prendre d´autres formes. L´anthropologue d´origine indienne Arjun Appadurai porte ses observations sur l´étude des diasporas et des liens que maintiennent les migrants avec leurs pays d´origine, des liens favorisés par les nouvelles technologies, notamment Internet, et démontre que l´identité de groupe ne se réfère pas tant à un territoire qu´à un « ethnoscape » , un paysage identitaire dynamique fondé sur certaines images culturelles partagées. Que penses-tu de cette thèse de Appadurai ? Partages-tu son optimisme ? Ton œuvre pose beaucoup de questions, mais se refuse de proposer des réponses. Pense-tu qu´il se développe aussi chez nous de tels paysages identitaires pour prendre le contre-pied de la tendance homogénéisante de la mondialisation ?
N.H. – Bon, L´Inde est comparativement un pays immense, un subcontinent. Mais c´est pas tellement différent chez nous à Maurice. Les différentes régions ont tous leurs particularités. D´un village à l´autre on parlait autrefois différemment. Mais tout change et cette langue créole se standardise de plus en plus. 
SGS. - Voilà, on va enfin parler de quelques aspects marquants de ton vocabulaire plastique. Tu t’inspires souvent de l´art occidental. Tu cites parfois des formules de l´art d´autrefois pour interpréter tes concepts. “Le penseur“d´Auguste Rodin par exemple , qui t’a inspiré „Tir so difil“ ou „L´enfer du musicien“de Jérôme Bosch qui t’ inspire „Tir so zi“.
Tu as une approche très contemporaine dans le choix de tes matériaux. Le contenu est pour toi plus important que le médium. Qui détermine le choix de tes matériaux ? 
Pour „Tir so Zi“ par exemple, comment s´est opéré le choix des matériaux ? Quand on voit la canne écrasée dans le contexte plastique de cette installation on a immédiatement l´association du laboureur écrasé par le travail, et d´autres lectures dans le même ordre d´idées.. C´est le matériau qui t’ a dicté l´idée, ou l´inverse ?
N.H. - C´était un peu les deux. Je voulais représenter l´indépendance, et un certain processus historique… Ensuite il y avait là, cette matière qui nous est tous familier et qui ne mérite jamais notre attention. Il était donc important pour moi de placer dans l´emploi de ce matériau des systèmes de significations intelligibles pour tous mes compatriotes. Le matériau noble inspire une certaine distance, or l´aspect de déchet sans valeur favorise plus facilement l´identification. 
S.G.S. - Donc tu n’hésites pas à employer des matériaux périssables. Des matériaux qui, à la différence des matériaux classiques, n´ont pas la prétention d´éternité. Des matériaux instables et même repoussants parfois. Est-ce, à l´instar du Professeur Josef Beuys - que j´ai côtoyé fin 60 - avec la graisse, le miel, et beaucoup plus tard Kapoor avec la cire, etc., de contester les aspirations d´éternité de l´art noble ? Tu emplois aussi souvent ce genre de matériaux. La canne écrasée du caniveau, qui est môche et sent mauvais de surcroit. Pourquoi ?
N.H. - Je trouve que ce n´était possible d´exprimer la souffrance du chemin qui mène à l´indépendance qu´avec ce matériau. Peut-être que plus tard je trouverais une alternative à l´aspect éphémère de l´oeuvre. Mais pour le moment l´emphase sur le côté éphémère de l´aspect performatif possède une signification particulière en rapport avec l´idée de l´indépendance.
Serge Selvon.30.11.2017.©

Serge Gerard Selvon - 09:22:34 @ KUNST/ ART | Ajouter un commentaire