SERGE GÉRARD SELVON
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30.11.2017

LE NOMADISME TRANSCULTUREL DE JAC CHAROUX

IMG_0557.jpgIMG_0560.jpgIMG_0565.jpgIMG_0563.jpgIMG_0562.jpgIMG_0559.jpgfullsizeoutput_a9a.jpegfullsizeoutput_a99.jpegfullsizeoutput_a98.jpegVisite d´atelier
Et entretiens avec des artistes Mauriciens
Conversations sur des tendances et des scénarios plausibles de la création locale chahutée  dans une situation de tension entre le post-colonialisme, l´insularité, la contemporanéité, la société numérique et la mondialisation. 

LE NOMADISME TRANSCULTUREL DE JAC CHAROUX

Je l ́ai rencontré en 1977 lors d ́un cocktail chez son frère Roger. On était tous de passage à Maurice. Jac était accompagné d ́une charmante portugaise, j ́étais avec un groupe de plasticiens allemands et il y avait parmi les invités d ́autres étrangers également en villégiature dans l ́île. Ayant alors aperçu ce qu ́il faisait, je trouvais son constructivisme géométrique un peu en porte- à-faux avec le “Zeitgeist” des années 60-70 de l ́Angleterre où il s ́était établi. Le critique Jean Clair, pourfendeur de l ́abstraction géométrique ne trouvait alors dans cette tendance Op qu ́un”avatar tardif et dégénéré de l ́enseignement du Bauhaus” ? (René Clair, „Nouvelles tendances depuis 1963“, dans F.Mathey, 1972, p. 8 )

Et voilà, je le revoie trente-cinq ans après sur Skype, après avoir préalablement visionné son site Web qui documentait un cheminement fort intéressant. Je trouvais son parcours artistique un peu cahoteux, avec de surprenants revirements et des volte-face paradoxales. Je voulais en savoir les raisons.

L ́Op-Art et le Pop-Art étaient les deux tendances qui s ́alternaient dans l ́art pictural des sixties. Les travaux de Jac de ces années proclament ouvertement son adhérence à l ́Op-Art, cet art dont l ́origine remonte aux théories visuelles du Bauhaus des années 1920. Fidèle aux procédés techniques de l ́Op-Art il exploite la faillibilité de l ́oeil pour créer des ambiguïtés spatiales et des sensations de mouvements. Mais contrairement aux adeptes de cette école qui renonçaient à véhiculer une signification particulière (l ́œuvre ne sollicitant pas l ́esprit du spectateur, mais sa corporalité, ses nerfs optiques), Jac, lui, prescrit une lecture très iconographique des phénomènes oscillatoires et ondulatoires qu ́il évoque dans ses œuvres (les titres des tableaux en témoignent). Or, en 1990 il change de cap et relativise l ́antagonisme de la figuration et de l ́abstraction et adopte avec 30 ans de décalage des techniques pop des années 60. Il les applique pour aborder une investigation originale, quoique ambivalente, de la représentation conventionnelle de la”découverte” et de la“conquête” dans la peinture d ́histoire de l ́ère coloniale. On pourrait aussi classer la thématique du coco callipyge dans ce même esprit post moderne. Quoique Jac n´utilise dans cette série que les moyens académiques respectueux des codes traditionnels de la représentation, affirmant de ce fait une rupture avec des concepts picturaux antérieurs plus avant-gardistes.

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Propos recueillis en plusieurs séances Skype en janvier 2013

Serge Gérard Selvon. - Ton travail des années soixante se situe dans l ́esthétique du constructivisme géométrique de l ́Op-Art. On pense tout de suite à Vasarely, Bridget Riley, …

Jac Charoux. - Je crois que mon travail de cette époque était assez différent de ce que faisait Vasarely. Déjà du point de vue de la matière… Mon inspiration venait en fait d ́Espagne. Au cours d ́un voyage en Espagne j ́ai été inspiré par les panneaux de signalisation et j ́ai noté un tas de petits croquis en marge d ́un livre que je lisais, pour essayer de me souvenir. De retour en Belgique (où je poursuivais des études, suite à l ́obtention d ́une bourse), j ́ai utilisé ces impressions et ces esquisses pour entamer un cycle de travail. Éventuellement il y a eu une évolution dans mon approche. J ́ai commencé à employer des dégradés de ton au lieu du “hard edge” comme on le faisait alors. Mon concept de l ́image a traversé tout un processus de changements au cours de mes recherches et ce développement représente en fait seize à dix-sept ans de travail. L ́évolution de mon travail suivant son cours, j ́ai ainsi commencé à employer des supports innovants comme la feuille d ́aluminium et le “perspex”, et des techniques alliant ces matériaux à la sérigraphie pour obtenir des effets cinétiques.

S.G.S. - Tes œuvres des années 60 étaient plutôt statiques, elles se dynamisent à partir de fin 60 début 70. Tu commences alors à t ́intéresser aux effets cinétiques et à employer certains procédés de l ́Op-Art.

J.C. - Il y a une explication très simple à cela. Avec le métal comme support, les fluctuations de la lumière faisaient miroiter les couleurs, et produisaient des sensations de mouvements quand le spectateur se déplaçait devant l ́œuvre. En sus de ces effets cinétiques accidentels, je commençais alors à concevoir de façon intentionnelle des ambiguïtés spatiales ; par exemple, en plaçant une feuille transparente de perspex (avec un motif quelconque) en suspension devant un support en métal portant un autre motif en contrepoint ; un simple mouvement devant l ́œuvre suffisait pour déclencher des effets cinétiques. La réalisation de ces effets pouvait être encore plus complexe en employant plusieurs feuilles de perspex.

S.G.S. - Malheureusement, ces effets de profondeur et de mouvement ne sont pas reproductibles en photo… La photo ne donne qu ́une image plate.

J.C. - En effet, ces particularités de l ́oeuvre se perdent en photo.

S.G.S. - À partir des années 70 tu délaisses graduellement les structures géométriques et statiques en faveur d ́une visualisation de phénomènes naturels organisés dans des structures cinétiques virtuelles ; on voit apparaitre des oscillations et des formes ondulatoires. Il y a une transition de l ́abstraction pure à des rapports avec des principes de la réalité physique. Il nous vient des associations comme : vague, vent, onde, turbulence, ressac, houle, sonorité, résonance, etc.. Ce sont davantage des rapports indiciels que des rapports iconiques, ou symboliques. Les signes employés indiquent et évoquent des sensations (vent, vague, onde, turbulences, intensité, etc.) mais ne sont pas des représentations iconiques. (J ́emploie les termes : icône, symbole, index, selon la terminologie sémiotique).

J.C. - Ce sont encore des images abstraites, certes, mais ce sont surtout des transcriptions graphiques de certains principes de notre environnement. La conception de ces effets cinétiques a été une évolution dans mon travail.

S.G.S. - Le nouveau répertoire de formes mis en œuvre est à l ́origine de cette évolution, certes, mais on se pose la question de ton brusque abandon d ́un aspect fondamental du concept Op-Art, voire l ́hostilité à toutes formes d ́association figurative. Les titres des tableaux affirment cette position.

J.C. - Tout à fait. L ́œuvre dont on parlait précédemment avec les lignes ondulatoires s ́intitule “Blue Mauritian Lagoon”.

S.G.S. - Les éléments utilisés signalisent ici le sens de l ́image, et le titre confirme. Un spectateur attentif aurait quand même compris l ́image sans ce titre… Pour revenir à ma question ; quel est donc la raison de ce revirement ? Quel …

J.C. - Je dois t ́interrompre, les titres sont extrêmement importants pour moi ; mes titres ont un rapport très important avec l ́oeuvre même. Un titre que je donne aux gens pour qu ́ils comprennent la nature de l ́oeuvre…It gives a clue. You know what it means ?

S.G.S. - Écoute, d ́accord Jac. Mais l ́œuvre picturale est d ́abord un texte visuel, et tout texte linguistique (titre, explication ou commentaire) est étranger à ce contexte visuel… Par exemple, quelqu ́un qui, pour une raison ou une autre, ne comprend pas ton titre explicatif, peut, en revanche, facilement décoder ton texte visuel…

J.C. - Oui…

S.G.S. - Pour le spectateur occasionnel, le titre d ́un tableau est un élément facultatif, soit, mais significatif pour le professionnel qui fait l ́exégèse de ta démarche. Ce qui nous ramène à la question encore en suspens : à savoir, le pourquoi du revirement conceptuel vers 1970, et un autre changement de cap vers 1980. Il y a un éloignement progressif de l ́abstraction ; le réel et le vécu deviennent des préoccupations croissantes. Du dialogue avec ton environnement des années 70 tu évolues vers des questionnements existentiels. L ́identité et l ́événement contemporain et le questionnement de l ́histoire deviennent des thèmes de travail.

J.C. - Les années 80, c ́est surtout le thème “American Sojourn” qui s ́étend sur une durée de trois ans. J ́étais toujours enseignant en Angleterre dans des collèges d ́art et séjournait en Amérique pendant mes grandes vacances.

En 82 je suis allé en Australie faire une série de conférences (dans les universités australiennes) sur différents thèmes concernant mon séjour en Amérique. “Public Sculptures in America” a été un des thèmes de ces causeries. J ́ai ainsi thématisé toutes ces photos que j ́ai prises des innombrables sculptures dans l ́espace public américain.

Et j ́ai rencontré au cours de ces conférences celle qui est devenue ma femme et on s ́est ainsi établi dans son pays natal. Après Londres, l ́Australie a été un choc épouvantable pour moi au début. Outre le bouleversement que cela constituait : changement de pays,

démission d ́un emploi après 18 ans de service, séparation de ses amis et d ́un environnement culturel, etc., l ́adaptation à mon nouveau milieu de vie a été plutôt pénible.

S.G.S. - C ́était un choc culturel.

J.C. - Tout à fait, et Londres m ́a beaucoup manqué. C ́était une époque très difficile. J ́avais une famille à ma charge et je ne trouvais pas d ́emploi stable. Pour gagner ma vie je faisais un peu de graphic design. Je ne pouvais plus employer les mêmes matériaux comme en Angleterre, et me concentrais sur des techniques moins onéreuses. Et j ́ai fait beaucoup de photographie. Des photos de mon univers familial : photos de ma fille, de ma femme allaitant et aussi des photos radiographiques, que j ́employais ensuite comme matériau esthétique pour réaliser des séries de tableaux.

En 1987 j ́ai enfin trouvé du travail à plein temps dans l ́enseignement. J ́avais la charge des ateliers d ́art graphique dans une école d ́art dans le sud de Sydney.

S.G.S. - Ce qui explique ton grand intérêt pour les arts graphiques à partir des années 90.

J.C. - Voilà. Mais j ́ai aussi fait beaucoup de photo sur toile. Et c ́est ainsi que nous avons eu l ́idée, cinq de mes collègues et moi-même, d ́élaborer un concept d ́exposition collective à partir de l ́investigation esthétique d ́œuvres de la tradition historique. Et chacun pouvait interpréter un tableau de maitre de son choix et comme il l ́entendait.

S.G.S. - Des transpositions syntaxiques, des transferts sémantiques, des paraphrases, des adaptations, des variations, des citations, des détournements, etc., ce genre de procédés ?

J.C. - Oui. Bref, des méthodes post modernes, si tu veux… Mon choix s ́est porté sur le motif d ́une affiche de film que j ́ai connu dans mon enfance, et où figurait un portrait de Napoléon à cheval. C ́était le fameux tableau de David, ” Napoléon traversant les Alpes “.

S.G.S. - C ́est un tableau monumental qu ́on peut voir en Autriche à la “Österreichische Galerie Belvedere” de Vienne. C ́est l ́archétype même de la peinture d ́histoire.

J.C. - J ́ai donc choisi ce tableau de David pour mes expérimentations. L ́original est monumental, et ma version, “The Crossing”, ne l ́est pas moins non plus.

S.G.S. - Tu as employé précédemment le terme post moderne ; mais on pourrait aussi dire que tu verses délibérément dans l ́esthétique du Pop-Art à partir des années 90. Trente ans après l ́effervescence du Pop-Art, dont tu as été témoin pendant les sixties à Londres, tu revisites leurs formalismes. La juxtaposition de l ́image technique (souligné par l ́emploi du négatif photographique) et du graphisme traditionnel (dessin au fusain) de “The Crossing” sont des procédés stylistiques Pop-Art instantanément reconnaissables (combine painting). De même que la référence à l ́art des grands musées, de sa reproductivité dans la société de masse et de sa fonction dans la conscience collective… Dans une version de cette série on voit distinctement la trame de l ́offset de l ́affiche populaire de grande diffusion …
J.C. - Je suis très content que tu aies remarqué cela…

S.G.S. - C ́est une référence aux mass-média..

J.C. - Tout à fait.

S.G.S. - Dans “The Crossing” tu juxtaposes le négatif/positif de la photo couleur, produisant ainsi des effets très intéressants. Mais tu emploies aussi un autre procédé de l ́esthétique Pop Art : la répétition obsessionnelle ; référence aux mass médias que Warhol décline ad nauseam. Mais ta technique de répétition n ́exploite pas, comme les artistes pop, toutes les imperfections d ́une exécution automatique pour mettre l ́accent sur le produit éphémère de l ́image mass médiatisée, (image avec une date de péremption comme tout produit de consommation). Bien au contraire, tu esthétises la répétition, tu valorises la pérennité des éléments répétés. Il ne s ́agit pas ici d ́une répétition sérielle et additive à la Warhol, mais d ́une répétition rythmique qui dynamise la grande composition en diagonale de David.

TWICE UPON A TIME

Dans la série “Twice upon a time” tu appliques un mode de présentation qui rappelle l ́ordonnance conventionnelle des images dans les vieux albums de famille. Chaque élément est une entité autonome et documente un événement, un épisode de la saga familiale..

J ́ai cru voir dans cette série la quête d ́identité mauricienne d ́un plasticien de la diaspora appartenant à une composante de notre société insulaire qui traditionnellement s ́identifiait plus avec les colons qu ́avec les colonisés. Mais ce n ́était pas ton propos, comme tu me l ́a assuré. Je me suis donc trompé.

Et quelle est la technique employée pour transposer en gravure la photo, et sans altération des caractéristiques de ce médium ?

J.C. - C ́est par une technique de transfert… L ́image photo est transférée à l ́aide d ́un diluant sur un autre support et intégrée dans un autre contexte pictural…

S.G.S. - Comme une décalcomanie…

J.C. - Tout à fait.

S.G.S. - Et le contexte acquiert ainsi l ́aspect d ́un collage. Et le principe collage appliqué ici s ́apparente étrangement à l ́usage qu ́en font les artistes pop…

J.C. - “Twice upon a time” (Self-Series) est une sorte d ́autobiographie visuelle couvrant presqu ́un demi-siècle. J ́ai employé une gravure pour chaque dix ans de ma vie. La première gravure est l ́arbre généalogique de la famille, comme me l ́a fait ma mère de ses propres mains. Je l ́ai tout simplement agrémenté de photos de famille. Ensuite il y a une qui représente la branche des Desmarais et une autre celle des Charoux. J ́ai incorporé dans ces œuvres différents documents photographiques ayant un rapport avec l ́histoire de la famille. Les autres pièces de la série documentent les différentes étapes de mon évolution personnelle, et les diverses stations de mon itinéraire. Les éléments photographiques évoquent l ́univers spatio-temporel de ces passages : les ateliers dans les docks de Londres où travaillaient des artistes comme Bridget Riley… et toute l´ambiance culturelle de cette époque… ensuite mon passage à Covent Garden où j ́avais un atelier… les photos que je faisais en Amérique à cette époque-là… les photos autoportraits dans mon atelier…

S.G.S. - La conception picturale de cette série est très différente de celle de la série précédente. La structure des œuvres antérieures a toujours un aspect très homogène et le parti pris esthétique est évident. Or, le principe de composition de “Twice upon a time” - Self Series - est la dispersion et la démarche sémantique prime l ́aspect formel et esthétique.

J.C. - Oui, mais cela fait suite à ce que j ́ai fait auparavant ; il y a une continuité.

S.G.S. - Discontinuité sur le plan de la conception picturale. Si tes tableaux étaient auparavant des entités homogènes, ils se fragmentent dans la série “Twice upon a time” à des énumérations d ́éléments, certes porteurs de significations, mais autonomes. Comment expliques-tu ce changement de concept ?

J.C. - Il y a cette fragmentation, cette addition d ́éléments hétérogènes, parce que je voulais raconter aux gens qui ne me connaissaient pas, ici en Australie, comment s ́est déroulé ma vie, de ma naissance à ce jour…

S.G.S. - Tu voulais raconter … Donc le récit s ́inscrit désormais dans ton projet pictural. C ́est un nouvel aspect dans ton approche. L ́œuvre avoisine l ́écriture narrative. L ́intégration de fragments de divers textes linguistiques (imprimés ou écrits) dans les premières gravures de la série annoncent déjà le nouveau mode de lecture que tu proposes… Approuves-tu cette analyse ?

J.C. - Oui, c ́était ma manière d ́exprimer visuellement mon autobiographie.

” STRANGERS ON THE SHORE … “It has been a fertile, and sometimes bloody area where, as Beuys has said, it is possible to maximize both personal autonomy and social relatedness. R. Mathers. 1996 / Jac Charoux - a Monograph…”)
S.G.S. - “Found in Translation”, “Twice upon a Time” et “Strangers on the Shore” sont donc les trois cycles de travaux des années 90 qui affirment une rupture, un changement radical dans ta conception picturale. “Found in Translation” aboutit à une trilogie, trois panneaux qui tolèrent le voisinage sans toutefois être subordonnées à un contexte structurel de triptyque ou de retable. Tu reprends le thème de “Found in Translation” . Le “Napoléon traversant les alpes” de David et le “Captain Cook landing in Botany Bay” de Fox sont des représentations archétypales de la conquête et du héros. Si l ́oeuvre de David dans la série “found in Translation” semble être d ́abord un prétexte pour un recyclage esthétisant des acquis du pop art, le tableau de Fox est le point de départ d ́une exploration de diverses couches de significations de cette peinture d ́histoire, genre académique qu ́on nomme dérisoirement en France : l ́art pompier.

J.C. - Je vais te raconter une chose qui apporte de l ́eau à notre moulin. J ́étais le premier ici à réinterpréter ce tableau. C ́était mi - 90. Peu de temps après d ́autres artistes ont repris le même tableau pour véhiculer d ́autres concepts. Un de ces artistes a eu l ́idée de travestir le Captain Cook en pirate borgne et de placer l ́emblème des pirates (tête de mort et tibias en croix) sur le drapeau.

S.G.S. - Génial ! Ces envahisseurs étaient tous des pirates, non ? Voilà un message direct, compris par tous … Ce démasquement de la bien-pensance coloniale devrait plaire aux aborigènes, non ?

J.C. - Oui, mais tous les gens qui connaissent mon travail, ils ont tous trouvé que ce que j ́ai fait était beaucoup plus sophistiqué, considérant la manière dont je critiquais les envahisseurs.

S.G.S. - Mais ne trouves-tu pas que tu restes un peu trop complaisamment dans le côté formel ?

J.C. - Qu ́est-ce que tu veux dire par formel ?

S.G.S. - La forme prime, chez toi, sur le contenu. Il faut chercher longtemps pour pénétrer le contenu, si toutefois on a les clés. Et ta critique des envahisseurs n ́est pas évidente…

J.C. - “Real Estate”, le titre de la série, te dit-il quelque chose ? Real estate… tu sais ce que cela veut dire ? Je croyais que tu avais compris…

REAL ESTATE - Polymer paint/felt pen on sensitized canvas and wooden stretcher./Colours dreaming 140 x 125 cm.

S.G.S. - Je comprend que tu veuilles associer les envahisseurs à une horde de spéculateurs immobiliers qui plantent leurs piquets sur les plages australiennes… mais trouves-tu que l ́évocation de la

spéculation immobilière convient à la violence d ́une invasion coloniale ? La conquête du territoire, l ́assujettissement, le génocide culturel du peuple aborigène sont ainsi réduits à une simple spoliation terrienne… Ne crois-tu pas qu ́une telle argumentation réconforte la bonne conscience de ton entourage australien qui sympathise avec ta démarche et désapprouve les puissants symboles de la flibuste qu ́emploie l ́autre artiste qui, après toi, a commenté le même tableau.

Pour approfondir le sens de ta trilogie il suffit de comprendre d ́abord quelques aspects de l ́oeuvre qui t ́a servi de point de départ.

Le tableau de Fox est un archétype du discours colonial. Tout est mis en œuvre pour rendre visible un rapport dominant dominé justifiant la colonisation. Une composition conventionnelle et dynamique enchâsse un groupe compacte de conquérants formant un noyau dominant la surface du tableau. Poses héroïques et guerrières.

Les lignes de construction, que tu soulignes dans un volet (sans doute le premier) de ta trilogie, pour déconstruire ce récit colonial, décrivent une force tectonique qui converge contre des adversaires, peu nombreux, loin dans l ́espace, fuyant l ́événement au centre du tableau, donc petits et à peine discernables.

Ton deuxième volet, que j ́ai placé au milieu (tu signalais que les trois volets sont interchangeables) est un négatif en couleur qui aliène totalement l ́événement, et dramatise l ́agression.

Le troisième volet (dans l ́ordonnance que je privilégie) est le montage d ́un négatif noir et blanc du tableau de Fox sur le fond d ́un texte de Shakespeare (se rapportant à la terre) se mêlant à un texte d ́un auteur aborigène, et au premier plan, un alignement de cinq points de différentes couleurs, suggérant l ́archaïsme plastique de l ́art aborigène. Le décodage présuppose une compréhension de l ́extrait de Shakespeare dans son contexte… Le graphisme épuré n ́est vraiment valorisé que dans l ́ensemble de la trilogie…

Si le sens de la version de cet autre artiste avec ses détournements sémantiques (la symbolique de la flibuste) est univoque, ta trilogie en revanche est un peu ambigüe…

J.C. - Mes versions sont ouvertes, et ont plusieurs couches de significations à déchiffrer… Et dans mes expositions, j ́ai toutes sortes de textes explicatifs à côté des œuvres, pour guider le spectateur. Cela se fait très souvent ici en Australie dans les musées et les galeries d ́art.

G.G.S. - N ́est-ce pas contradictoire ? Des œuvres ouvertes d ́un côté, et des textes explicatifs de l ́autre !

RUPTURES - COCO CALLIPYGE

S.G.S. - Ce qui frappe le plus en visionnant l ́ensemble de ton œuvre sur ton Web-Site, c ́est la série de ruptures qui ponctue ton parcours. Ce sont des changements de cap qui démarquent des moments clés de ton existence, certes, mais qui correspondent aussi à des réorientations conceptuelles radicales. La destruction du figuratif des années 60-70 disparait abruptement faisant place à la photographie pour ensuite évoluer vers une conception très pop art où le recyclage de l ́image technique prend la relève du figuratif. Or, ton dernier cycle de travail est une volte-face encore plus radicale. Tu fais un retour aux sources de l ́art moderne. Matériaux conventionnels et méthodes traditionnelles et académiques. C ́est la série Coco Fesses.

J.C. - C ́est en 92 que j ́ai acheté l ́objet à Rose-Hill, pour le ramener avec moi en Australie…

S.G.S. - Mais le déclic a été plutôt dans un contexte spirituel ; quand tu as reconnu l ́objet incorporé à une représentation tantrique dans une exposition en Angleterre des années 60…c´est ce que tu m´as raconté lors de notre précédent skype…

J.C. - Oui, le déclic a été le tantrisme, mais c ́était en même temps une révélation esthétique.

S.G.S. - En fait, quand tu as commencé ta série trente ans après, c ́était une redécouverte, car cet objet appartient aussi à notre univers culturel indocéanique. On l ́a tous déjà vu dans son intégralité ou transformé en objet usuel ; les commerçants chinois le coupaient en deux et s ́en servaient pour puiser le riz.

J.C. - Oui, ensuite il y avait aussi le fait que j ́avais commencé à faire du yoga en 1966 et j ́en pratique encore régulièrement, deux fois par semaine, comme toi avec tes exercices de musculation. Donc le tantrisme et le yoga ça marche ensemble…

S.G.S. - Tu emportes donc le coco-fesses acheté à Maurice dans tes valises. Est-ce que tu as tout de suite commencé à travailler dessus en Australie ?

J.C. - Non, je n ́ai pas interrompu les travaux qui m ́occupaient à l ́époque. Je l ́ai contemplé et étudié pendant des années, et j ́ai fait plusieurs séjours aux Seychelles, à la Vallée-de-Mai, à faire des recherches autour du mystère de cette noix. Et ce n ́est que beaucoup plus tard que j ́ai commencé à définir le concept qui convenait au cycle coco-fesses …
Serge Selvon. 30.11.2012/13.©

Serge Gerard Selvon - 13:32:06 | Ajouter un commentaire