SERGE GÉRARD SELVON
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30.11.2017

YVES PITCHEN - PHOTOGRAPHE

Chateau de Riche-en-Eau-2005.jpgDans les feuilles de songe, Rivire du Rduit-1973jpg.jpgPlage de Trou deau douce-2005.jpgCase en tole, Triolet - 1972.jpgLe Dr. Rochecouste et sa Famille, Rose-Hill-1979.jpgLe verre de lamiti, cit St Jean, 4 Bornes, 1973.jpgYVES PITCHEN
Titulaire du diplôme de l’École Nationale Supérieure d’Architecture et des Arts Visuels de Bruxelles, Belgique, Yves Pitchen est sans conteste le seul grand professionnel de la photographie de notre aire culturelle à avoir su porter un regard sociologique d’une inestimable valeur historique sur la complexité et la singularité de notre peuple à une période charnière de notre histoire. On a encore le sentiment en visualisant son oeuvre clé, ‘Mauriciens’, que la nonchalance tropicale et la douceur de vivre insulaire étaient encore préservées de la tourmente des crispations identitaires exacerbées par la démagogie politique des bricoleurs de l’indépendance. Évitant le prêchi-prêcha visuel, il évoquera quand même au passage, sans pathos, les scories de l’ancien ordre social encore visibles, et préfigure les premiers signes d’un glissement de paradigme.. Il a instinctivement mis en relation les paramètres les plus subtiles qui reflètent de façon prégnante les principes de vie et de pensée de la grande diversité de notre peuple culturellement hétérogène, certes. Mais on a l’étrange sensation que l’inexorable processus de mutation , que Édouard Glissant définirait par “Créolisation”, est interrompu, sinon tenu provisoirement en suspens, dans son magnifique ouvrage “MAURICIENS”, avec un texte de Marie -Thérèse Humbert, traduit par Robert Furlong…et qu’il m’a dédicacé à beau-Bassin, le juillet 2012.
———————————————————– 
Propos recueillis à Beau-Bassin/Rose -Hill, Maurice, le 27.03.2012
YVES PITCHEN 
« La photographie de témoignage »
Au premier étage d ́une maison entourée d ́un filet de jardin un peu à l ́abandon nous accueille Yves dans la pièce principale ouverte d ́un côté sur une terrasse avec quelques plantes vertes. On a une très belle vue panoramique sur lepaysage environnant. Le blanc cassé des tissus d ́ameublement, le vert de la collection de fougères qui encadre l ́espace séjour et la voix de Philippe Jarousski qu ́on entend en sourdine créent déjà l ́ambiance et le prélude d ́une longue entrevue, très mouvementée vers la fin. Il fait terriblement chaud et cette musique baroque rafraîchissante réveille agréablement le souvenir du concert du contre-ténor cet hiver à la Konzert-Saal de Dortmund. Il neigeait de gros flocons dehors après le concert …
Mettant de côté mon questionnaire élaboré sur mesure et mes quelques notes on entame le débat à brûle-pourpoint. Mais très vite la conversation se développe, tel un morceau de musique, en trois mouvements distincts.
Le premier mouvement correspond à ma conception du dialogue : échanges d ́idées entre deux interlocuteurs ; flux et reflux d ́opinions ; alternance à égalité de deux voix et de deux visions dans une simple conversation. On passe d ́abord en revue les pièces maîtresses de la série « Mauriciens », dont quelques images retenaient déjà mon attention à Düsseldorf devant l ́écran de mon ordinateur longtemps avant d ́être confronté ici à l ́intégralité des originaux. Yves se remémore les détails de chaque évènement ayant inspiré un sujet de photo et commente les circonstances de chaque réalisation. La singularité de cette conceptualisation façonnée à partir de données de l ́expérience vécue personnellement donne ainsi à ce recueil de photos une aura d ́historicité.
Le deuxième mouvement est un changement de ton. Chaque idée contrariante est prétexte pour mon interlocuteur à se dresser en défensive contre un monde dont chaque approche est une menace contre un idéal fixé, il monopolise la parole et se lance dans de longues diatribes contre toutes les entorses à sa vision du monde.
Sur cette lancée, le troisième mouvement est furioso une série de coups de gueule que je parviens à peine à ramener aux sujets de notre dialogue. C ́est la finale !
La détermination farouche du photographe à défendre ses convictions impressionne, et quoique je ne partage pas toujours ses prises de position, il a en quelque sorte amplifié notre appréciation de l ́authenticité qui émane de son œuvre, et en particulier de la série “Mauriciens”.
———————————————————————YVES PITCHEN
Propos recueillis à ROSE-Hill, Maurice, le 13. 03.2012
Serge Gérard Selvon - J ́ai eu récemment l ́occasion de voir un côté un peu alimentaire de ton travail. L ́exhaustive documentation des recherches formelles de Salim Currimjee donne une idée précise de la systématisation d ́un concept. Comment s ́est déroulé ce travail ? Y a-t-il eu une forme de participation ou de collaboration dans ce travail de répertoriage ?
Yves. Pitchen. - Salim m`a tout simplement demandé de faire des reproductions de ses tableaux, et c ́est tout. Je ne suis absolument pas intervenu dans l ́élaboration de son concept, de sa manière de travailler.
S.G.S. – Mais tu as mis son travail en lumière, tu as mis son concept en valeur.
Y.P. – Mais c ́est tout à fait normal d ́un photographe qui est sollicité par un artiste pour ce genre de travail.
S.G.S. – Mais c ́était quand même une forme de collaboration, car il aurait pu le faire, lui-même. J ́ai vu ses propres photos.
Y. P. - Mais si tu veux, il n ́était peut-être pas équipé…. mais je sais qu ́il aimait bien mon travail, qu ́il trouvait que la qualité du travail rendu était vraiment bonne ; donc OK.. C ́est avec moi qu ́il aimait travailler.
S. G. S. – Il y en avait tout un paquet, de ces photos. J ́ai visionné presque la totalité des différentes thématiques de son œuvre. Et l ́on peut facilement imaginer que ton professionnalisme a joué un certain rôle dans l ́excellente présentation des concepts de Salim, n ́est-ce pas ?
Y. P. - Euh ! … si tu veux…
S. G. S. – J ́ai vu quelques photos de ton livre: “MAURICIENS”. Quelle a été ton intention en créant ce livre ?
Y. P. – Dans mon parcours depuis l ́école j ́ai été beaucoup plus attiré par la photographie de témoignage, et donc de regard critique sur la société, que par l ́aspect purement recherche formelle photographique, qui existe aussi si tu veux. Donc, en photo il y a deux courants. Un courant esthétisant, recherche formelle, et un courant qui est plutôt étude sociologique, reportage ; on peut dire ça comme ça si tu veux.
S.G. S. – J ́ai retrouvé les deux tendances chez toi.
Y.P. – Tu peux mélanger les deux. Mais en général, si tu veux, la critique ou le marché s ́intéresse beaucoup plus à la photographie formelle un peu artificiel, un peu sophistiqué, un peu recherché. On est beaucoup moins intéressé par tous les travaux des photographes qui eux sont presque des sociologues, qui cherchent à montrer des situations, des
sociétés, des environnements, des univers culturels. Or, c ́est exactement ce côté-là qui m ́a toujours attiré, parce que c ́est ma façon de m ́intéresser aux gens, d ́être en rapport avec eux, et donc une façon de pouvoir aussi – et c ́est ça qui est fantastique avec la photographie – c ́est de pouvoir pénétrer dans les milieux où autrement tu ne me verrais jamais. Si tu as un métier où tu es obligé de rester chez toi, ben tu rencontres plus difficilement les gens . C ́est ça qui est formidable avec la photographie. Tu as un alibi, qui est : “Ah je suis photographe, est-ce que je peux faire une photo”, et là tu rentres dans des univers, dans des sociétés que tu n ́aurais jamais pu pénétrer. Ben voilà, c ́est peut-être ton voisin d ́à côté ou alors le gars qui habite au fin fonds d ́une vallée d ́Afghanistan ou du Tibet aussi…
S.G.S. – Tu viens de dire une chose intéressante, ce ne sont pas des photos prises instantanément sans mise en scène préalable et sans l ́accord des intéressés.
Y. P. – Chez les photographes qui sont mes maîtres j ́aime bien ce côté-là, c.-à-d. , on va prendre le temps de se parler, donc, au minimum pour dire, “est-ce que je peux prendre une photo”, parce que c ́est ce rapport-là qui m ́intéresse. Par exemple, Cartier-Bresson, que j ́aime beaucoup comme photographe aussi, mais il est beaucoup plus attaché par l ́aspect du cadrage, qui est très important aussi, mais lui, son plaisir, son travail c ́était de pouvoir être dans un environnement social, mais qu ́il décrit d ́ailleurs aussi.
S.G.S. – Quelques particularités formelles semblent déterminer ta conception de la photographie. Des photos très conventionnelles au premier abord, mais quelques petits écarts ou bizarreries dans la composition ou le cadrage nous forcent à chercher la clé d ́une réalité pourtant évidente. “Château de Riche-en-Eau” est aussi un autoportrait du photographe. L ́ombre au premier plan n ́est pas une inadvertance de dilettante. 
Parmi les photos, qui fonctionnent ainsi il y a aussi la photo presque triviale et sans grands artifices photographiques qui a inspiré l ́auteur de la préface.
Y. P. – Marie-Thérèse Imbert est pour moi la plus grande écrivaine mauricienne contemporaine, elle vit en France depuis 40 ans. J ́ai eu des contacts avec elle il y a assez longtemps ; puisque j ́avais un projet de livre sur l ́architecture créole, mais qui s ́est pas fait, et elle m ́avait déjà écrit une jolie préface. Bon, j ́ai renoué contact et elle a accepté d ́écrire une préface pour ce livre. Mais en fait elle a écrit toute sa préface quasiment que sur cette photo-là. Elle a flashé sur cette photo, parce qu ́elle a trouvé que le personnage était d ́une dignité absolument extraordinaire, de s ́être mis comme ça, en face d ́un photographe ; qu ́il y ait eu une connivence entre le photographe et le personnage, et que le personnage a bien ressenti qu ́il n ́avait rien à craindre, et qu ́il pouvait se montrer tel qu ́il était, c-à-d. un personnage très simple, assez pauvre, dans une petite maison assez pauvre, pas très bien habillé. C ́était la description de quelqu ́un ; sans apparat, se montrant tel qu ́il est dans sa dignité d ́homme. Et elle a écrit ce texte qui est vraiment admirable, qui a ému aux larmes la maquettiste du bouquin à Bruxelles quand elle a reçu le texte. Et ensuite quand le mécène mauricien a reçu le texte deux jours après, il me téléphone pour me dire que lui aussi est très ému par toutes les évocations de cette préface qui lui font se ressouvenir de beaucoup de choses qu ́il a connues dans son enfance, sur les nénènes surtout, et à un moment donné au téléphone, sa voix se casse et je comprends que lui aussi est ému aux larmes, tu vois, et il ne peut plus parler… Et je me suis dit que cette préface a vraiment beaucoup de force. Parce que souvent pour les préfaces, surtout pour le travail de photo, c ́est un peu conventionnel, c ́est un peu un travail obligé, on est forcé de mettre une préface, et tout ça n ́a pas beaucoup d ́importance, et là ça en avait, parce que Marie-Thérèse a écrit un texte vraiment magnifique.
La photographie sous un regard sociologique
S.G.S. – Ce n ́est définitivement pas la photo la plus sensationnelle de la série. C ́est une photo très simple, sans grande prétention esthétique…
Y. P. –… C ́est précisément ça que j ́ai apprécié dans le travail de préface, c ́est que, elle, n ́ayant pas de culture photographique, donc, ne s ́attachant pas à toute cette analyse
formelle, flashe sur quelque chose d ́autre, qui est le regard, qui est la posture de cet homme, donc, la simplicité, la nudité de cette photo, c ́est ça qui l ́émeut. Tu vois comme c ́est intéressant d ́entendre des commentaires de gens sur des photos. Elle écrit toute sa préface sur cette photo. C ́est incroyable.
S. G. S. – Oui, c ́est incroyable à quel point une image aussi simple puisse avoir un tel impact. Ce phénomène me rappelle un petit tableau de Caspar David Friedrich, grand représentant du romantisme allemand. Il a peint un tableau presque abstrait. Est-ce que tu connais ce peintre ?
Y. P. – Non. Quelle époque ? 19me ?
S.G.S. – Oui. Le tableau représente un moine, très petit par rapport au grand espace vide du paysage, se promenant sur une longue plage déserte devant l ́immensité de la mer et d ́un ciel sombre. C ́est un motif banal rendu sobrement avec des moyens picturaux réduits, sans grande prétention esthétique. Et pourtant c ́est l ́image référentielle du romantisme allemand.
Petit tableau presque insignifiant. Pas grand-chose visuellement, mais on ne sait pas comment ça fonctionne. On ne sait jamais totalement comment fonctionnent certaines images. Comme cette photo…
Y. P. – Mais c ́est ça qui est étonnant. Ça résonne en harmonie avec les esprits d ́autres personnes d ́une époque. Il y a vraiment quelque chose dans l ́œuvre qui réagit avec tout le monde. C ́est vraiment étrange. 
S.G.S. – Cette photo par exemple est un concept tout à fait différent et présente un personnage totalement intégré dans un univers végétal. Il y a très peu de détails pour différencier toutes ces plantes et le personnage au centre qui a un geste étrange et qui fait corps avec la nature. La lecture de cette scène bucolique s ́arrêterait sans doute là, si tu ne m ́avais pas signalé quelques détails anecdotiques, décodables certes par le mauricien qui a encore le souvenir de ce légume qui porte cet étrange nom : “songe”. Le personnage au centre est un cueilleur de songes !
Alors là, cette photo qu ́on voit ici, c ́est de nouveau une démarche différente. Cela rejoint ce que tu m ́as dit précédemment à propos de ta conception de la photographie de témoignage et du parti pris d ́un regard sociologique. On est en présence d ́un groupe de personnages alignés de manière décontractée devant le photographe. On se demande s ́ils posent d ́après des indications ou s ́ils ont soigné leurs apparences avant le rituel de la prise.
Y. P. – Attends, attends, ça dépend ; parce que dans la photo qu ́a choisie Marie-Thérèse Imbert, effectivement, la personne s ́est présenté telle qu ́elle était ; il n ́y a rien eu d ́autre. Mais moi quand je demande la permission de faire une photo, je trouve intéressant aussi que, eux, organisent la mise en scène. Ça dépend, je peux trouver que c ́est bien, ou que c ́est pas bien, mais en général je les laisse faire et c ́est presque toujours bien. Ils vont te dire : “attendez, je vais aller chercher mon chien”, ou “attendez, je vais arranger ça” ou “attendez, je vais poser tel objet.”
S.G.S. – Ce qui revient à dire qu ́ils participent à la réalisation de leur propre représentation. 
Y.P. – Là par exemple, ils vont chercher la bouteille et le verre et le bonhomme verse à boire. Il a voulu mettre ce geste-là dans la photo ; pour dire qu ́on s ́amuse, qu ́on boit un verre, et bon, j ́ai trouvé ça rigolo.
S.G.S. - Alors ici tu dois me dire pourquoi tu mets autant de choses de ce côté.
Y. P. – C ́est que, dans mon cadre, c ́était de montrer le paysage à droite, tandis que à gauche, il n ́y a pas grand-chose.
Tu sais, tu dois choisir quand tu crées ton cadre. Tu regardes quels sont les éléments les plus intéressants, tu les sélectionnes.
S.G.S. – Cette photo est très intéressante. La composition est très rigide. Tel un effet de miroir, on trouve presque les mêmes éléments des deux côtés de l ́axe de symétrie. La frontalité, la verticalité des principaux éléments et le triangle du toit qui retient l ́évènement pictural dans le cadre rappelle des concepts d ́images de l ́iconographie pieuse, de la naïve représentation des petits métiers de l ́imagerie d ́Épinal
Y. P. – Tout ce qui est intéressant dans la photo était là. Donc, ça servait à rien que je porte le cadre vers la gauche ou vers la droite où il n ́y avait vraiment rien d ́intéressant. Ils se sont tous mis là et j ́ai fait la photo. Et ce qui est intéressant c ́est que la maison compte beaucoup, elle a un “look” typique.
S.G.S. – C ́est l ́élément principal de la photo.
Y.P. – Et c ́est surtout ce qu ́il affiche comme qualité de médecin, machin et tout ça. Ça compte beaucoup, parce que ça fait partie du folklore aussi. À l ́époque on pouvait afficher des diplômes qui n ́existaient pas.
S.G.S. – Cette photo fait partie de la série à tendance ethnographique avérée.
Y. P. – Elles sont toutes ethnographiques si l ́on veut.
S.G.S. – D ́autres moins. D ́autres qui révèlent une démarche totalement différente. Tu te défends souvent d ́un formalisme sans grand intérêt pour tes concepts, mais tu verses quand même parfois dans cette esthétique. Ton “cueilleur de songes ” n ́a un certain intérêt ethnographique que dans le contexte de ton recueil de photos. N ́est-ce pas ?
Y. P. – Non, parce que le regard ethnographique ne se limite pas à la représentation d ́un mode de vie, d ́une vision du monde et d ́un imaginaire qui se décryptent très facilement. Ça peut aussi se porter sur des choses moins évidentes, mais là- dessus vient se greffer un effet esthétique, un effet plastique. Pourvu que les images ne soient pas ennuyeuses.
S.G.S. - Encore une très belle photo. À ce moment, tu t ́es mis dans l ́eau pour cette prise. Un groupe de jeunes garçons pêchant à la ligne, vus de dos, face à la mer. Le seul à être vu de profil est blond. Des touristes ?
Y. P. – Non, enfin, si tu veux, c ́est ça qui est drôle dans la photo, ce sont tous des créoles, ou que sais-je, et il y a un blanc, il pêche comme tout le monde, et on s ́en fout qu ́il soit blanc, et il y a une sorte d ́intégration tout à fait normale.
Alors que, j ́aurais dit, dans l ́autre sens, t ́aurais eu que des blancs et un noir, cela aurait donné une tout autre ambiance, et une autre signification à la photo.
S.G.S. – C ́est peut-être une des seules photos où l ́on voit un groupe de personnages vus de dos face à la mer.
Y.P. – Ah oui, ils pêchent… moi, ce que je voulais montrer, c ́est que tout le monde pêche comme ça en enfilade, les uns à côté des autres… c ́est bizarre…
S.G.S. – On ne voit pas leurs visages… L ́accent est donc mis sur l ́événement.
Y.P. – Oui.
S.G.S. – Cette somptueuse photo de nénène nous interpelle pour différentes raisons. Les divers éléments de l ́œuvre t ́offrent l ́opportunité de révéler ta grande maîtrise du noir et blanc. Maîtrise, que tu exerces ici avec une grande virtuosité. Les effets satinés du veloutier dont le feuillage dense sous une lumière un peu diffuse évoquant une toiture de sensations tactiles et la texture du gazon par contraste offrent un cadre végétal très pittoresque aux deux personnages : une nénène noire, souriante certes, mais dans une attitude impassible, et une fillette blanche les bras autour du cou de la noire dans un geste d ́affection très démonstrative. Cette photo, au premier abord anecdotique, est un stéréotype des relations inter- ethniques de l ́ère coloniale et d ́un mode de vie d ́un autre âge et véhicule des lectures récriminatoires sous-jacentes.
On est d ́emblée séduit par la grande qualité esthétique de l ́œuvre. Que signifie ce cliché de la nénène avec ses rouleaux et ses savates dans ce cadre estival de bungalow
au bord de mer ? Qu ́est ce que tu as voulu là ?
Y.P. – Moi, je ne veux rien. Je te dis, je suis un genre de sociologue…
S.G.S. – C ́est cette démarche de sociologue qui m ́intéresse là…
Y.P. - J ́observe, j ́enregistre, c ́est parfait, c ́est la nénène, c ́est la petite. Je vois la nénène avec ses rouleaux et tout ça et je lui demande si je peux faire une photo d ́elle. Et elle me dit OK, d ́accord, je vais mettre un fauteuil dehors. Et elle s ́est mise là, et ensuite la petite est venue, et je me suis dit, c ́est encore mieux. Parce que la petite au départ même je me suis dit, je vais voir ce que ça va donner. Et la petite est venue et s ́accroche à elle, mais écoute, c ́est parfait, je ne demandais pas mieux. Je n ́ai rien organisé, sauf que…
S.G.S. – C ́est bien que tu nous racontes l ́anecdote, parce que en voyant ta photo on pense plutôt à une mise en scène étudiée, avec deux personnages.
Y.P. – Non, je voulais faire une photo de la nénène, par ce qu ́elle s ́était bien habillée. Elle avait mis un chemisier noir, elle avait mis ses rouleaux, et elle était prête à je ne sais pas quoi et j ́ai pensé, elle est très chic, je vais voir si je vais pouvoir faire une photo d ́elle, et l ́histoire du fauteuil est venue bien
après, et ensuite je ne sais plus très bien. Et puis la petite est arrivée. Sur ces entrefaites, bien, évidemment, moi, j ́étais bien content que ça se mette en place comme ça.
S.G.S. – Pour un Mauricien, une lecture de ce décor est : villégiature de la classe privilégiée. Le veloutier domine l ́image…
Y.P. - Ça c ́est moi qui voulais que le veloutier soit bien mis en valeur. Ce veloutier était merveilleux. Il était très, très grand. C ́est une photo que j ́ai faite il y a trente ans, dans les années 78 /79. Et ce veloutier m ́impressionnait beaucoup, et je voulais le mettre sur la photo.
S.G.S. – Bien sûr, tu vas t ́en défendre encore une fois, mais cette belle photo est un genre de représentation sociologique, mais le contenu n ́est-il pas un peu ambigu ? La photo ne se limite pas au seul portrait de la nénène de Julie, mais révèle un ensemble de signes dont les rapports syntaxiques confortent diverses interprétations possibles. La représentation semble dissimuler un message ; elle a l ́air de refléter un malaise social sous-jacent, de remémorer de façon subliminale les rapports de force(inter ethniques) d´un ordre social d´un temps révolu…
Y.P. – Ah bon ! Dans quel sens ?
S.G.S. – S ́il faut interpréter le langage corporel de la nénène, sauf le léger sourire un peu énigmatique qu ́elle esquisse, elle est impassible, indifférente et ne laisse paraître aucune émotion par contraste aux effusions affectives de l ́enfant. On serait tenté de trouver dans cette représentation de nénène un caractère revendicatif.
Y.P. - Qu ́est-ce que tu veux dire par revendicatif. .
S.G.S. - Le spectateur de ta photo peut établir une corrélation entre cette personne et le statut de nénène. Ta nénène ne revendique peut-être rien, mais ce cliché de nénène, cette représentation ethnique de nénène dans la configuration comportementale déjà décrite peut être perçu comme un questionnement critique du contexte historique et sociologique de ce corps de métier.
Y.P. – Non. Elle ne revendique rien. Moi, je veux montrer tous les aspects de la société. Je porte évidemment un regard critique sur cette société qui m ́est personnel. Quand je fais de la photographie j ́essaye de me retenir, si tu veux, de la critique.
Il y a un critique d ́art, une Française, qui a fait un texte sur mon travail que je trouve pas mal. Elle écrit que ma photographie est critique mais en même temps avec de la retenue, pour que justement ça ne soit pas revendicative. Si vous êtes perspicace, vous voyez bien l ́intention que j ́ai eu en montrant ça, mais je la montre de manière presque neutre. À vous de faire le travail. À vous de voir l ́intention que j ́y ai mise, mon intention est … mais c ́est pas un coup de poing. Maintenant, si ça te mets mal à l ́aise, c ́est très bien. C ́est un peu ce que je veux faire, en tant qu ́anthropologue ou sociologue. Donc, je vous montre ça. Qu ́est-ce que vous en pensez ? C ́est bizarre, mais parfois c ́est très curieux. Curieux, mais ça te montre comment ça fonctionne.
Ces photos-là exposées à Maurice, devant des Mauriciens, provoque des réactions assez étonnantes et souvent auxquelles je ne m ́attends pas. Une des réactions qui a été vraiment caricaturale, ce n ́était pas á Maurice, c ́est lors du vernissage de mon expo à Bruxelles en 2006. Donc toutes ces photos sont exposées dans une grande salle, dans une galerie - librairie, il y a du monde qui passe, et tout ça. Le galeriste qui était là au moment où cela se passe me raconte,
parce que je n ́étais pas là. Et il me dit, à un moment donné, il y avait un couple Indo Mauricien qui débarque, monsieur en costume cravatte, madame en sari, c ́était en mai, et il me dit que c ́est très drôle parce que, on commence, les photos sont exposés dans le même ordre que dans le livre. Les deux commencent à regarder les photos, et au fur et à mesure qu ́ils avancent, la femme avance lentement et l ́homme accélère de plus en plus et finit l ́expo, disons presque au pas de course. Ensuite il revient vers sa femme et dit «hé, bonne femme, bizen allé, bizin allé ». Il était visiblement vexé, mal à l ́aise, excédé, il en a marre, il veut plus continuer à regarder ces photos. Bon, on a fini par comprendre. Donc, je pense que c ́est dus au fait que ce monsieur doit être un fonctionnaire mauricien basé à Bruxelles soit à l ́ambassade soit au syndicat du sucre. Et eux quand ils entendent dans la presse belge qu ́il y a une expo de photographies de L ́île Maurice, à quoi s ́attendent-ils ? À des cocotiers, à des plages… Il arrive et à la 3me photo, il tombe sur de la tôle ondulée rouillée, des gens mal habillés, des gens en savates et tout ça. Le fonctionnaire mauricien attrape des bouffées de chaleur, il n ́en peut plus, il n ́en peut plus. Il est excédé par l ́expo et il veut partir. Et c ́est un peu ça aussi qui a fait que mes premières expos…, j ́ai pas fait beaucoup d ́expos, j ́en ai fait une ici à Maurice en 81, ensuite j ́ai une en 89 à Euréka, et puis j ́ai plus rien fait. En 2005, comme j ́étais au chômage, moi, je me suis fait « black- listé » à partir de 2000 par mes prises de position anti- développement touristique et là plus de boulot, plus de boulot, plus de boulot. Et en 2004 je finis par tomber sur un mécène. Et donc, je fais une 3me expo qui est ma dernière expo en 2006 et là les réactions par rapport à 81 & 89 … alors, là en 81 c ́était encore pire, là en 81 montrer des photos comme ça, les gens détestent.
S.G.S. – Là, je ne comprends pas, pourtant tes photos n ́ont rien d ́agressif…
Y.P. – Mais parce que pour eux, la photo, ça doit être sophistiquée et glamour. Ils entrent dans une salle d ́exposition et au lieu de voir des Tours Eiffel et Disney World et des Maserati et des Ferrari et tout ça comme on a l ́habitude de leur bourrer ça dans le crâne à la télé et dans les magazines, et qu ́est-ce qu ́ils voient ? une île Maurice, qui est une île Maurice de tous les jours qu ́ils côtoient mais qu ́ils ne regardent plus et qu ́ils ne voient plus… Et quoi, on montre ça dans une expo ? mais ce type est fou. Et ce regard a bougé, parce que entre 81 et 2006, ces photos-là aujourd ́hui provoquent chez beaucoup de gens maintenant de la nostalgie parce que le pays a été tellement bouleversé que ça leur fait se souvenir du pays d ́antan qui était là pourtant il n ́y a pas très longtemps mais dont ils n ́avaient aucune estime, rien, tu comprends, et moi je l ́ai mis un peu en valeur. Alors, à l ́époque, si tu veux, comme le Maurice qui était autour d ́eux ressemblait aux photos, ça ne les intéressait pas, ils trouvent ça ridicule etc. Maintenant que ces photos-là ne sont plus exactement le Maurice que l ́on voit de tous les jours …Ah, le regard a changé, Ils se disent : Ah oui, ça… et tu sens une espèce de nostalgie. Alors je me dis, ca veut quand même dire que tout ce développement dont on nous rebat les oreilles tous les jours en disant c ́est bien, c ́est bien, c ́est bien, finalement dans l ́expression des gens c ́est pas si bien, puisqu ́ils te disent : ah oui, ça c ́était quand même le bon vieux temps. Alors c ́est marrant de voir ça, parce que en 81 c ́était : Eh ! mais pourquoi vous montrez ça, mais ça c ́est ordinaire ! tu comprends.
S.G.S. – Mais l ́ordinaire, tu l ́esthétises souvent, n ́est-ce pas ?
Y.P. – Mais pour les gens, les scènes de Bazar de Rose-Hill avec les poulets et tout ça, ils te disent : pourquoi vous montrez tout ça, c ́est sale, c ́est dégoûtant, les gens sont sales. Eux, ce qu ́ils veulent, c ́est montrer … Si j ́avais fait une photo du nouveau Prisunic : Ah oui prisunic. Faire une photo du Prisunic, c ́est top, surtout si ça paraît dans Paris Match. Ce serait montrer le développement de Maurice : voilà ! nous avons aussi un prisunic.
S.G.S. - C ́est bien de ne pas accepter la facilité et de provoquer le débat. Moi, ce qui me gêne le plus chez nous c ́est qu ́il n ́existe pas de lieux consacrés à notre patrimoine culturel et que l ́on fait la part belle aux références de substitution propagées par les médias. On a des produits culturels d ́intérêt national. Mais, où sont-ils ? dans des collections privées ? ou à l ́abandon ? méconnus ? sous- estimés ? en déshérence ? Est-on en droit dans ces circonstances d ́incriminer nos compatriotes de privilégier les produits culturels fast-food de l ́industrie des médias ?
Y.P. – Il faut tout reprendre, si tu veux comprendre… Là, tu poses une question à laquelle il n ́y a pas de réponse.
S.G.S. – Tu sais, j ́ai été à Cuba, rien qu ́à la Havane il y a une demi-douzaine de musées.
Y.P. – Quelle est à ton avis la différence entre Cuba et Maurice ?
S.G.S. – Cuba – vigueur et rayonnement culturels malgré le marasme économique. Maurice – boom économique et carences culturelles. C ́est un peu réducteur, mais c ́est ça, non ?
Y.P. – La différence qu ́il y a c ́est que Cuba a été peuplé bien longtemps avant Maurice. La culture hispanique qui s ́est développée là, elle a dû importer avec elle des relents, mais des relents culturels très importants qui ont façonné la mentalité, les imaginaires, la façon de vivre, etc. La culture avait de l ́importance, tandis que, ici, le peuplement de Maurice est beaucoup plus récent, 18me, et dans ce peuplement, ça, tu dois lire ça dans… moi j ́ai trouvé ça, il y a 3, 4 ans..Euh, j ́ai trouvé ça magnifique, tout ça existe depuis 1767. C ́est qu’en 1767 Pierre Poivre revient à Maurice en tant qu ́intendant du roi, c-à-d ministre de l ́économie de Louis 15. Il revient à Maurice après avoir quitté Maurice depuis 20 ans ou 30 ans. Déjà 30 ans auparavant, quand il a fait ses expéditions pour voler les épices aux Hollandais, il est revenu à Maurice, il avait perdu un bras, bon il avait beaucoup souffert, il ne s ́entendait déjà pas avec le gouverneur de l ́époque, et il ne s ́entendait pas avec les représentants de la compagnie des Indes. Et quand il revient en 1767, qu ́est- ce qu ́il dit dans son discours, il fait 2 discours devant les représentants de la colonie, il leur dit : qu ́est-ce que vous avez foutu entre-temps, vous avez bousillé ce pays. Vous avez dévasté ce pays. Il n ́y a plus de forêts, les rivières ne coulent plus. C ́est monstrueux. Tout ça pour vous enrichir. Mais vous enrichir aux dépens de la colonie.
C ́est á dire que la compagnie des Indes a transformé le projet - c ́est là qui est la différence avec Cuba - de colonie de peuplement voulue par le roi de France… La compagnie des Indes a transformé ce projet de peuplement en projet de colonie d ́exploitation. Et qu ́est-ce qu ́on fait. On fait venir ici des capitalistes qui rasent toutes les richesses de Maurice, qui les font partir, qui font fortune en France, et qui repartent fortune faite et qui laissent le pays dans état de dévastation
complète. C ́est ça la grande différence qu ́il y a entre Maurice et Cuba. Depuis le XVIIIe siècle tu as un imaginaire purement marchand, point final. Et rien d ́autre, rien d ́autre. Il n ́y a rien, il n ́y a pas un bout de racine qui va plus profondément que la strate mercantile. Alors, que ce soit le négrier, que ce soit l ́évêque, que ce soit le prêtre, que ce soit le pauvre petit employé, ou les engagés ou les esclaves, tous sont passés au moule de la marchandisation… Qu ́est-ce que je peux faire pour tirer quelque chose de ce pays là pour faire du fric? Et le reste, ça m ́intéresse pas…
S.G.S. – Bon, je ne crois pas que ça explique tout…
Y. P. - Ça explique quasiment tout. Parce qu ́il n ́y a pas de culture à Maurice.
S.G.S. Ton jugement de notre univers culturel est très pessimiste… Tu sais, ces musées, je les ai visités….
Y.P. – Des musées à Maurice ?! ha, ha, ha !…
S.G.S. – Non, je te parle de musées à la Havane. Et tous ces musées sont des musées récents.
Y.P. – Oui, mais il y a eu avant que ces musées existent à Cuba une culture qui a fait qu ́a Cuba…bien sûr c ́est une culture occidentale…
S.G.S. – une culture surtout afro-cubaine…
Y.P. – tu as de la musique, de la danse, de la littérature … tout ça existe … je veux dire… mais ici il n ́y a rien…
S.G.S. – Non. Objection ! Pas d ́accord.
Y.P. - Tu as peut-être un ou deux peintres, un ou deux auteurs Mauriciens en littérature, ensuite rien…
S.G.S. – Ah bon, je voudrais bien avoir le temps pour te prouver le contraire…
Y.P. Écoute, je vais te raconter quelque chose – une émission, je l ́ai enregistrée, j ́ai trouvé ça tellement pathétique…en 2003, « Festival Étonnant Voyageur » à Saint-Malo en France. Donc on invite, dans une émission de France Culture, des lycéens à participer à ce festival. D ́abord il y a le lycée de St Malo, ensuite des lycéens et lycéennes de Haïti, des lycéens de Martinique, je crois, et tu as des lycéens du Lycée Labourdonnais de Maurice. Alors tu écoutes cette émission-là, je t ́assure, les lycéens Mauriciens n ́ont parlé que de séga, que de tourisme, et des lycéens te disent : moi, je veux faire business plus tard et à côté de ça tu as une lycéenne Haïtienne qui te parle de géopolitique …

Serge Selvon.30.11.2017.©

Julie et sa Nnne, Grand Baie-1979.png

Serge Gerard Selvon - 08:19:36 @ KUNST/ ART | Ajouter un commentaire

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