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13.09.2018
KHALID NAZROO
KHALID NAZROO .
DÉCOUVERTE DE LA PEINTURE
30.03.2012
Khalid a manifesté très tôt un vif intérêt pour les arts plastiques. Il a fréquenté ma classe de dessin au Collège Royal de Port-Louis pendant mon court passage de 2 ans à Maurice (69/72), et peu avant mon départ, j ́ ai eu le privilège, en tant que membre d ́ un comité de sélection du ministère de l ́ éducation, de soutenir sa postulation pour une bourse d ́ études à l ́ Académie des Beaux Arts de Paris. Quelques jours avant de m ́ expatrier, il m ́ a offert deux gouaches que je possède encore…et je suis parti sans avoir su s ́ il avait obtenu cette bourse française …
La mise en relation de mes deux gouaches avec d ́ autres oeuvres de jeunesse de ces années-là dont je n ́ai pris connaissance que depuis peu, confirme ce que mes deux gouaches laissaient déjà pressentir, à savoir l ́ élaboration d ́ une conception picturale autonome, très aboutie et homogène révélant un imaginaire en rapport avec le Zeitgeist des années 60/70: le désenchantement post-soixante-huitard, la fébrilité de la nation naissante…
Cette production très cohérente révèle ainsi une radiographie prégnante des états d ́ âme de la jeune génération mauricienne prise dans un étau, immobilisée par le choc de la décolonisation et des turbulences civilisationnelles du monde occidental: la lutte des droits civiques aux USA, le Vietnam, mai 68, Woodstock….
L ́analyse formelle de cette oeuvre juvénile révèlera une palette très coloriste, une planéité des surfaces colorées, l ́ absence totale du geste de peindre, les traits caractéristiques de l ́ affiche…
Les références à la réalité se confondant dans l ́ espace/l ́événement pictural… une conception planéiforme et cartographique/cadastrale du paysage (rappelant Miro)… Symbolique des signes : filet, moucharabié, pictogramme cartographique… Puzzle, ouverture/oppression carcérale.
L ́Académie des Beaux Arts, Paris …et séjour de 8 ans en Europe
Cette propension à visualiser une conscience, voire prescience des grands bouleversements de son temps et à privilégier dans la pratique de l ́art un contenu extra-pictural - l ́ énonciation d ́un narratif se rapportant au temps - disparaîtra définitivement de son oeuvre à partir de son entrée à l ́Académie des beaux arts à Paris, pour se plier d ́ abord à l ́ apprentissage et à l ́ exploration des conventions académiques et se pencher ensuite vers un genre d ́ ascétisme intemporel dont il ne s ́ en départira plus.
Ces 4 tableaux documentent cette période d ́ expérimentation avec divers modes de représentation picturale.
Ce bascule vers une peinture qui s ́ affranchit peu à peu de l ́ emprise de l ́art occidental l ́ orientera simultanément vers une conception auto-référentielle de la peinture, dans l ́ esprit de l ́art moderne du siècle dernier que l ́on désigne en histoire de l ́art comme“l ́art moderne classique“.
Sans tomber dans le formalisme , le projet esthétique de Khalid se résume désormais à cette maxime : l ́art prend l ́art comme outil conceptuel pour explorer l ́universel, à l ́ instar de certains dissidents contemporains de l ́art conceptuel. Khalid affirme cette intentionnalité lors d ́ un récent entretien sur internet (4.01.2018), et reconnait s ́ inspirer de la philosophie de l ́art de Alan Davie: peintre écossais qui puise son répertoire pictural de l ́imaginaire symbolique des arts indigènes, (mais on cherchera en vain le moindre indice formel de cette influence dans l ́oeuvre de Khalid)… Au cours de ses pérégrinations dans divers univers culturels: les pays de l ́union européenne, le Magreb, les USA, le Mexique, l ́Inde, l ́Australie, l ́Arabie Saoudite, etc. Khalid rapporte une moisson de traces symboliques et d ́ attitudes intellectuelles et spirituelles: bref, les composantes d ́ une oeuvre susceptible à nous rappeler la richesse de notre propre patri- moine culturel en déshérence et à la merci de nos ethno-démagogues qui attisent des identités meurtrières(A. Maalouf) et des futurologues de tout poil qui s ́ ingénient à imposer le concept d ́un “DEMAIN“ hyper-branché et amnésique (smart cities) faisant table rase d ́HIER…
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30.03.2012)
L ́ATELIER DU PEINTRE
L ́inviolabilité de l ́oeuvre d ́art
Ma première visite dans l ́atelier de Khalid en 2012 n ́a pas eu lieu sous d ́ heureux auspices, dirons nous. Quoique annoncée, notre intrusion dans son espace de travail avait alors l ́air de le prendre au dépourvu et l ́ incidence mérite d ́ être racontée car elle met en lumière les rapports de l ́ artiste avec la création. Étions-nous en avance, ou était-il en retard, je ne me rappelle plus…il était de toute évidence stressé par l ́imminence de sa retrospective au centre culturel francais…
Tel un bouclier, un rempart s ́ élevant contre les glissements de paradigmes, le monumental chevalet qui domine le grand espace séjour/atelier semblait célébrer une conception de l ́art pictural en péril. Désormais un peu obsolète dans l ́ univers de travail du plasticien contemporain cet impressionnant équipement d ́ atelier trônant au beau milieu d ́ un mobilier de living-room vaguement art-déco rappelle un peu cet instrument de travail théâtralement mise en scène dans certains tableaux de maître. On pense d’emblée à Las Meninas de Velasquez où l ́irruption d ́un immense tableau au chevalet préfigurant l ́événement pictural. On pense à“l ́ Atelier“ de Courbet, toile de 358/598 cm au Louvre, qui est une allégorie moderne de la peinture (autour du chevalet), aux autoportraits de Cézanne devant son chevalet , les van Gogh et l ́ on pourrait citer une foule d ́ autres exemples. Le chevalet-fétiche ! Le critique américain Clément Greenberg ne fait-il pas fausse route en interprétant le bannissement de ce mobilier iconique de l ́ atelier comme geste fondateur de l ́ avant-garde. Et diverses avant-gardes n ́ont-ils pas par la suite régulièrement prétendu rompre avec la contrainte du tableau dit”de chevalet“? (Easel-picture), un de ces concepts-clé inédits que Greenberg invente, et qui fait mouche dans la terminologie du modernisme américain, symbolise la rupture de la scène artistique New-Yorkaise (Pollock et co) par rapport à l ́art européen. L`Action Painting, dont il est le défenseur, a-t-elle vraiment signifié une dévalorisation de la peinture de chevalet? Loin de là, la“Easel Picture“ne s ́est jamais porté aussi bien. Alléluia ! Vive la peinture de chevalet, semble proclamer ici ce rituel mobilier de peintre au beau milieu de l ́ espace de création de Nazroo…
L ́ accueil est d ́abord un peu froid dans cet atelier où tout est bien rangé, sans les moindres indices d ́une activité créatrice tant soit peu incontrôlée, sans une seule trace qui trahirait la gestualité évidente de certaines œuvres, surtout de celles-là apparemment récentes où le geste spontané est visiblement conçu comme système de signification. Ces quelques tableaux et quelques anciens accrochés au mur sont les seuls travaux que le maître nous autorise à visionner. Un certain nombre de tableaux est soigneusement empaqueté et rangé dans un coin de l ́atelier. L ́essentiel de la production du peintre, nous apprends-on, se trouverait dans les locaux de L ́Institut Français où se prépare une grande rétrospective.
Pendant une courte absence du maître de la pièce, Pierre, le photographe et son assistant (des professionnels qui ont la routine du maniement du travail pictural) sans être conscient que leur geste pourrait être interprété comme une sorte de violation, de profanation, de sacrilège, se sont enhardie à déplacer des tableaux pour mieux les voir…car ils étaient là dans le but de prendre des photos, n ́est-ce pas ?
La réaction de notre hôte de retour dans la pièce a été d ́une telle violence qu ́on a préféré interrompre notre entreprise et prendre d ́autres dispositions. On saura désormais que l ́oeuvre de création de Khalid est sacrée…C ́est réconfortant de se rappeler le caractère sacré et inviolable de l ́oeuvre de création á une époque où l ́on saccage impunément des monuments du patrimoine culturel et la population entière, impuissante, assiste en direct au crime (culturel) dans les médias et dans les réseaux sociaux…
Notre conversation s ́effectuera enfin à huis clos dans le calme de la résidence secondaire de khalid, à Albion…. presque deux heures d ́entretien, sans manipulations impies de l ́oeuvre du maître…
INSULARITÉ
Serge Gérard Selvon - Penses-tu que l ́insularité est une circonstance qui déter- mine notre vision du monde ?
Khalid Nazroo - Le problème ce n ́est pas l ́insularité en soi. Le problème c ́est ce qu ́on fait dans cet espace. Peut-être que je fais référence à ce manque d ́in- stitution… manque de planification de la culture …
S.G.S. - on abordera plus tard ce sujet…
K.N. …Moi, j ́avais adopté et j ́adopte toujours cette formule de pouvoir travailler ici, donc, d ́avoir cette base ici, et de pouvoir aller montrer ce que je fais ailleurs et de repartir ailleurs. J ́ai vécu huit ans en France. Je dois dire que depuis que je suis rentré ici…
S.G.S. - … tu as eu du mal à t ́adapter…
K.N. - Moi, je n ́ai jamais eu beaucoup de succès auprès des Mauriciens. Au- jourd ́hui après toutes ces années, tu vois, je suis toujours celui qui est le plus discret. Donc, cette insularité m ́a servi dans mon travail. Je me suis installé ici, j ́ai fait mon atelier ici, et bien sur qu ́il faut vendre…j ́ai toujours vendu aux étrangers..Ça, c ́est la première chose.
Je suis parti faire des études grâce à une bourse française… Quand je su- is revenu ici, j ́ai été employé au Lycée Labourdonnais. Ensuite, ça a été le Cen- tre Culturel Charles Baudelaire, etc, etc,. J ́ai aussi travaillé dans de différents circuits. J ́ai travaillé avec des Sud-africains, par exemple. J ́ai travaillé avec Ma- rylin Martin du Cape Town Museum of Art, tu vois. J ́ai aussi travaillé avec des Australiens, avec des Indiens, avec des Macédoniens, qui sont des amis. Tu vois, ce qui fait que, quand on dit insularité, soit qu ́on définit l ́insularité comme étant une prison, où l ́espace est réduit…Moi, j ́ai toujours pensé que Maurice, c ́est quand même cette plateforme, qui est au carrefour de l ́Afrique, de L ́in- de…
S.G.S. - Est-ce une occurrence qui singularise notre créativité ? Est-ce qu ́on peut par exemple considérer l ́insularité comme une modalité de ta création ?
K.N. - Cela se voit dans certains travaux, dans certaines périodes de travail. Sur le long terme effectivement, on stagne, on se renouvelle, peut-être qu ́on recule quelquefois pour mieux reprendre son élan. Il y a toujours des possibilités d ́ex- pression. C ́est toujours cyclique, d ́une certaine manière, dans mon travail… Moi, je n ́ai jamais pris part à des expositions, simplement du fait que j ́étais issu de Maurice. J ́étais choisi, peut-être parce que mon travail avait plu au commis- saire.
S.G.S. - Donc, si je t ́ai bien compris, l ́insularité, c ́est un phénomène qui n ́a pas affecté ton travail outre mesure. Mais pour les autres, pour les gens de l ́extéri- eur, le fait d ́habiter à Maurice, de créer à Maurice, signifie que nous appar- tenons culturellement à la périphérie. Bien sur, c ́est très péjoratif, on est régio- nal, loin des grands centres…
K.N. -Mais moi, j ́ai vécu dans un grand centre. Moi, je vais souvent dans les grands centres. Le processus est le même, que tu sois à Maurice ou dans un grand centre. Il faut que le travail résiste à l ́analyse. Il faut que tu trouves ta voie. Moi, je trouve que, trouver sa voie, cela demande du temps. Cela demande une application de tous les jours.
S.G.S. - Donc, si je te comprends bien jusque-là, et cela confirme une réflexion critique sur l ́ensemble de ton travail (vu partiellement chez toi en original et par média interposé sur ton site) les contingences spatio-temporelles n ́ont aucun im- pact sur ton œuvre. C ́est une particularité qu ́on retrouve chez d ́autres plastici- ens de l ́île (le caractère intemporel de l ́oeuvre de Nagalingum, par exemple). Mais les sociologues de l ́art attachent beaucoup d ́importance au contexte géo- graphique, historique, idéologique de la création artistique. Ton œuvre semble être réfractaire à ce processus de contextualisation. Qu ́est-ce que tu en penses ?
K.N. - C ́est pas que le contexte ne joue pas un rôle..mais je pense que le fait de pouvoir vivre à Maurice m ́apporte beaucoup de choses… Mais d ́un autre côté, je n ́ai jamais pu vivre de mon travail de création. C ́est très difficile de vivre de son travail, que ce soit à Paris ou à Maurice ou à Londres…
.S.G.S. - Mais il y a quand même quelques artistes mauriciens qui vivent très bi- en de leur travail ici. Alors là, je voudrais savoir…
K.N. - Alors là, il ne faut pas faire l ́amalgame, je te dis franchement. Je n ́aime pas beaucoup ce que font les Mauriciens. Franchement, j ́ai souvent pensé à ça, je n ́aime pas beaucoup ce qu ́ils font, ce que les artistes-peintres Mauriciens font, je n ́aime pas beaucoup, je ne sais pas pourquoi… après tant d ́années je suis arrivé à… je préfère te citer des noms étrangers …je me sens plus proche, plus familier, avec des étrangers… si tu devais me demander le nom d ́un peintre mauricien, je te citerais peut-être Malcolm de Chazal, qui est mort, qui était naïf, qui a commencé à peindre à l ́âge de 60 ans, etc., etc.. Et s ́il s ́agit de contempo- rains, je n ́aime pas ce qu ́ils font. Je vais te dire pourquoi, je n ́aime pas ce qu ́ils font. Je n ́aime pas beaucoup les gens qui pompent (grand éclat de rire). Je n ́ai- me pas beaucoup les gens qui sont là, sur une petite île, et qui veulent faire du New-yorkais, qui veulent faire de l ́Australien, qui veulent être…tu vois …contem- porain comme on peut l ́être en France en 2012, en 2011… Tu vois ce que je
veux dire…la problématique n ́est pas la même.
S.G.S. -Cela ne me gène pas de penser un peu New-yorkais ou un peu Australi- en. Ne crois-tu pas que ce mimétisme, qui te gène tant, est une façon de tran- scender l ́enfermement de l ́insularité ?
D ́un autre côté on peut aussi penser que l ́insularité nous a enrichi culturellement…Ne crois-tu pas que notre insularité a en quelque sorte relativi- sée nos frontières culturelles, favorisant ainsi des compétences interculturelles ?
K.N. - Le problème, c ́est que, quand on te parle de culture ici, on pense en ter- me de tradition ancestrale, qui a à faire avec des rituels et des pratiques religieu- ses. On ne parle pas de culture laïque. Ça c ́est rare de pouvoir parler de culture sans coloration religieuse etc. …Ensuite il y a chez nous un genre d ́auto-censu- re, qui est très généralisé. Il y a des choses que tu ne peux pas dire ici. Il y a des non-dits, qui sont compris par toutes les communautés. Il y a aussi ce ter- me que je n ́aime pas beaucoup : tolérance ! Quand on te dit : je tolère, je suis tolérant, c ́est de l ́auto-censure…
S.G.S. - Mais c ́est parfois nécessaire, l ́auto-censure, n ́est-ce pas ?
K.N. - Non, mais cela va à rebours également, parce que souvent il y a des cho- ses qui doivent être dites, mais qu ́on ne dit pas pour pouvoir aller plus loin. Ce qui fait que, si on parle d ́art, ici, à Maurice, ça a une pure fonction décorative. L ́art n ́est jamais subversif, n ́est jamais politique. Ils disent qu ́ils veulent faire dans le social, mais c ́est toujours fait à la légère. Il n ́y a pas de réelle implicati- on. C ́est ce que moi je ressent. L ́art est fait par des bourgeois, pour des bour- geois.
.S.G.S. - Revenons à notre problème : l ́ínsularité. Qu ́est-ce que tu penses de l ́insularité par rapport à la mondialisation ? Au-delà de nos plages, il y a un mon- de qui bouge. Tu m ́as fait visiter aujourd ́hui ces centres commerciaux ultramo- dernes… Après ma longue absence de la réalité insulaire, j ́ai visuellement l ́im- pression qu ́on est entré de plain-pied dans la mondialisation, du moins dans ces endroits un peu vitrine d ́une certaine conception du progrès … Les plastici- ens emboîtent-ils le pas de cette idéologie ?
K.N. - Ils aimeraient bien emboîter le pas. Tu vois bien ce que je veux dire, ils veulent bien bénéficier d ́un certain soutien, pour montrer ce qu ́ils font. Et dans de bonnes conditions, parce que il y a eu très peu de cas où l ́on a été , disons, encadré de manière professionnelle, pour pouvoir faire un travail intéressant. Malheureusement c ́est le triomphe de l ́amateurisme déguisé en professionnalis- me… Ensuite il y a ces prophètes de malheur, tous ces gens qui nous viennent de l ́ on ne sait d ́où, parce que ils ont une hypothétique compétence - je ne veux pas citer de noms, là, dans ton interview - et qui croient qu ́ils sont des ex- perts. Mais ils ne sont rien du tout. Tu veux que je te dise pourquoi qu ́ils sont ri- en du tout? Peut-être que moi j ́ai eu l ́expérience de voir comment cela se pas- se dans les grands centres… Quant à la colonisation et la postcolonisation, etc…
S.G.S. Allons-y, puisque tu es pressé d ́en parler…
K.N. - Prenons les aborigènes de l ́Australie ; Moi, je suis allé en Australie, et j ́ai vu comment ils exploitent les aborigènes. J ́ai rencontré une dame, qui avait une galerie à Sydney. Elle avait de gros diamants aux doigts et elle m ́a dit, puisque vous êtes peintre, venez, je vais vous montrer ce que j ́ai dans ma réserve. Et c ́est ainsi que moi, j ́ai pu voir les premières toiles aborigènes authentiques réali- sées dans le Outback. Des oeuvres réalisées avec le sable dans le désert, avec
les pipis de chat, les pipis de chiens, les cacas d ́oiseaux et tout le folklore….Elle me dit, vous savez, j ́achète ça pour 15 dollars et je les revends á 40,000. J ́avais tout compris. Le pauvre aborigène d ́Australie, ou l ́indien dans sa réserve Nava- jo ou le Brésilien d ́Amazonie, ou le Rodriguais, dont on a vu le travail au- jourd ́hui… ils attendent tous le Messie… Ils attendent tous le marchand/galéris- te/spéculateur qui va les découvrir. Le Rodriguais attend de pied ferme celui qui va le faire devenir le Picasso de l ́océan indien. Tu vois ce que je veux dire, c ́est partout comme ça. Ça, c ́est le revers de la mondialisation. Si mondialisation veut dire : continuer à exploiter les ethnies, continuer à trouver de la valeur, même si c ́est pas très bon ce que font les gens, simplement du fait qu ́on soit Mauricien, Rodriguais, Comorien, je ne sais quoi , c ́est pas très intéressant . Pas qu ́il n ́y ait pas de bons artistes-peintres mauricien, comorien ou malgache, mais qu ́on puisse garder nos caractéristiques. Quelles sont ces caractéristi- ques ? C ́est de pouvoir parler de problèmes d ́ici, des Comores, de Rodrigues, etc… C ́est là que l ́art contemporain entre en jeu ; tu es d ́accord avec moi? Mais pas aller pomper dans les magazines et faire du Christo, du Catalan et du Koons, parce que là-bas on fait comme ça. Là, je ne suis pas d ́accord. Je préfère être comme je suis, ne pas faire d ́installation, ne pas faire de vidéo. Et pourtant, j ́ai fait un tas de choses, quand j ́étais en France. J ́ai même déjà joué dans des groupes, donné des concerts, enregistré un disque, j ́ai fait des films et tout ça..Et puis j ́ai du, comme on dit en anglais, „focus“, éliminer tout ce qui é- tait superficiel pour moi. Tu verras, il y a beaucoup de nos compatriotes qui font des installations, des bandes-vidéos, etc., ils se cherchent toujours. Ils se cher- chent encore. Moi, j ́ai 58 ans, je peins autant qu ́à 5 ans, peut-être que je suis vieux-jeu, peut-être que la peinture n ́a plus la place qu ́elle devrait avoir… je m ́en fout. Je fais ma peinture. On m ́invite. J ́expose, j ́ai pris part à de très gran- des expositions. Ça, je peux te le dire, que je suis peut-être le seul Mauricien à faire ça… j ́ai déjà exposé á côté de célébrités Américaines…Je t ́assure … Une fois j ́ai montré á Nirveda un catalogue … elle me dit , ah, vous avez été avec … Je lui ai dit: c ́est parce que tu n ́es pas au courant que tu ne sais pas. Parce que moi, je ne cours pas après les journalistes… ce qu ́ils mettent dans l ́express ou dans le Mauricien, je m ́en tape..
Tiens, laisse moi te montrer. Regarde ce tableau. Je suis allé en Arabie. Ce qui m ́avait intéressé là-bas, ce sont des choses auxquelles des mauriciens parfois musulmans ne s ́ intéresseraient jamais. Ils vont là-bas simplement pour le rituel. Ils ne vont pas pour regarder l ́ architecture, pour voir les vitraux, pour voir les traces de civilisations disparues maintenant…Quand je suis allé là-bas, je me suis mis à dessiner, à prendre des photos, etc., Pendant tout le séjour, j ́ai fais des choses, et puis, quand je suis rentré ici, on m ́a invité, ils ont tout payé - une immense exposition. Là bas, j ́avais appelé ça :“Voyage au coeur de l ́islam“. Ça a fait beaucoup de bruit. Tu sais, à cette époque, Alain voulait m ́interviewer pour me demander : „ Qu ́est-ce que l ́Islam a à faire avec ta pratique ? “ . Je lui ai dit que ça, c ́est une période de mon travail, comme j ́étais dans un autre pays, et puis c ́est terminé. J ́ai donc fait cette exposition, mais elle ne s ́est pas arrêtée là. Des gens de la Réunion m ́ont invité… il y avait plus de 250 affiches dans l ́île…Ils m ́ont invité pour le centenaire de leur Mosquée.
S.G.S. - Mais là je dois t ́ interrompre. Tu ne réponds pas á ma question…
K.N. - Non, non , je vais répondre à ta question…
Est-ce que je suis Arabe ? Non, je ne suis pas Arabe. Mes ancêtres sont venus de l ́Inde. D ́accord ? Il se trouve qu ́ils étaient musulmans. Donc je suis musulman parce que je suis né dans une famille musulmane. Le problème c ́est que je suis allé à l ́école. J ́ai appris le français, l ́anglais. Ensuite je suis allé en France, et j ́ai appris un peu d ́espagnol…quelques mots d ́allemand, quelques mots de japonais (ils étaient nombreux dans notre atelier) et il y a le créole qui est ma langue maternelle…,un peu d ́ Urdu et un peu d ́Arabe coranique… Tu ne peux pas dire que la culture d ́origine est toujours intacte. Personne dans ce pays ne peut dire qu ́il est à cent pour cent indien, chinois ou musulman d ́origi- ne arabe… on n ́est pas arabe, première chose, mais d ́origine indienne. Déjà l ́Is- lam quand c ́est arrivé en Inde, c ́était dilué, les pratiques, etc., …
S.G.S. - Voilà, pour faire bref, c ́est ce que je voulais savoir. Est-ce que tu crois que tu as une sensibilité pluriculturelle ?
K.N. - Absolument ! Complètement. Parce que, comme je te disais, cette espèce de melting-pot s ́est fait.
S.G.S. - Prenons par exemple ce tableau. On ne peux pas dire que ce soit essen- tiellement musulman ou indien, oriental ou occidental.
K.N. Ça n ́a rien á voir avec …
S.G.S. - Les signes que tu as employés sont des archétypes et traversent les frontières culturelles. Des symboles universels qui appartiennent à notre incon- scient collectif. Des signes qu ́on associe au sacré …
K.N. - Sans ma culture, sans mon éducation européenne, française, le résultat serait différent. Moi, j ́ai fait les beaux-arts … Là, il y a des pochoirs, ces effets dans ce tableau…Il y a une sensibilité … Tu ne verras pas ça la-bas…
S.G.S. -Les références sont spirituelles et pas rituelles…
K.N. Tu sais, il y a une façon d ́employer la forme et d ́utiliser la couleur, une fa- çon d ́utiliser les motifs, une façon de faire la composition qui n ́est pas du tout dans les stéréotypes…
S.G.S. - Je vois des références à plusieurs aires culturelles - islamiques, védi- que, gothique, nordique, etc, . Dans ton contexte pictural tu proposes en fait une diversité de lectures transculturelles. La confluence de formes épurées sym- bolisent l ́enceinte sacrée. C ́est évident. L ́économie de moyens employés semble désincarner l ́ architecture et n ́en laisser que des signes qui expriment la spiritualité.
K.N. - D ́ailleurs je ne lis pas l ́arabe. Tu sais, quand j ́ai fait mon exposition, j ́ai demandé à ma femme, qui est beaucoup plus cultivée que moi sur le plan de la religion, etc., comment on écrit Khalid Nazroo en arabe ? Alors, donc, elle m ́a appris, et je signe désormais Khalid en arabe…
S.G.S. - Si dans l ́exploration du sens, on considère un tableau comme un système de signes, selon la sémiotique picturale, le contenu est chez toi ouvert à une multitudes d ́interprétations plausibles, car les unités visuelles qui constitu- ent tes oeuvres sont souvent polysémiques.
K.N. - Regarde ce tableau. On revient de Cascavelle. Ce tableau, c ́est ma femme qui l ́a choisi. Elle m ́a dit, ça, tu sais, ça a quelque chose de l ́architectu- re créole…et elle m ́a dit, on va l ́accrocher dans notre maison secondaire…
S.G.S, - Bon, pour continuer notre conversation, et je fais un p ́tit peu la syn- thèse; alors, si je t ́ai bien compris, les formes d ́acculturation dans les différents groupes culturels formant notre pays pendant la longue période coloniale a aus- si été un processus de permutation et de fécondation…
K.N. - Absolument, un enrichissement, à certains égards…
S.G.S. - Tu sais, toi, tu vis beaucoup ici. Moi j ́ai beaucoup de recul par rapport à la réalité quotidienne d ́ici… Depuis quelques temps j ́ai un jugement plutôt posi- tif de mon pays natal. Je trouve que nous avons des facultés transculturelles qui sont très valorisées ailleurs, le phénomène de la mondialisation oblige, mais hélas sous-estimées ici. Ailleurs, des professionnels de tous bords vont appren- dre à grands frais dans des colloques hyper-ciblés comment gérer l ́altérité et comment respecter les codes culturels dans les relations internationales. Ce défi- cit et cette demande de compétence transculturelle font ailleurs les choux gras de „ faiseurs “de bestseller à la Clotaire Rapaille, plus expert en étude de mar- ché qu ́anthropologue … J ́ai lu le très controversé „The Culture Code „.
Mais, bon sang, cette compétence est innée chez nous. Le voisinage de l ́église, de la mosquée, du temple hindou et de la pagode est un spectacle tout à fait normal chez nous, n ́est-ce pas ?…
K.N. - Par ce qu ́il y a également une raison à ça. Si on parle des colonisa- teurs… parmi les colonisateurs, tu as les défenseurs de l ́assimilation, les Français ont toujours favorisé l ́assimilation. Les Anglais ont toujours „divide and rule“, diviser pour régner… Tu vois, nous avons connus les deux…
Cette histoire de voile, c ́est à cause de la révolution iranienne. Je peux te dire quelque chose, Serge, quand je suis revenu à Maurice en 82, je n ́avais pas prati- qué pendant plusieurs années. D ́accord ? Je me suis conformé…je suis allé voir ce qui se passe ailleurs… J ́ai vu une diversité de pratique chez les musulmans… il y a quelque chose qui me choque jusqu ́à maintenant,et j ́en ai parlé à ma
femme, c ́est le port du tschador, burka, et tout le bazar…Ma mère, musulmane, n ́a jamais porté ça,…Quand tu vas à Beau-Bassin et que tu vois les jeunes avec ces tenues, des lunettes noires, des gants noirs , et tout le reste, c ́est halluci- nant ! Quand je suis arrivé au MAI et qu ́on m ́a prié de faire un cours aux profs de Urdu, Arabe, Hindi et de Tamoul, etc. , et que je vais à Beau-Bassin en jeans, avec les cheveux longs, je portais la barbe, je portais même des chaussures rouges… et que je vais dans la salle, où était rassemblé une cinquantaine de per- sonnes, en majorité des profs de Urdu, des femmes avec des visières… j ́avais trouvé ça très difficile de parler d ́art dans de telles conditions…
S.G.S. - Dans les pays du Golfe ils sont différents… c ́est peut-être là que va se décliner l ́art du XXIe siècle…
K.N. - On ne peut pas comparer les pays du Golfe et l ́Arabie Saoudite…
S,G.S. - Je dois t ́interrompre. Avec tes monologues fleuve, je risque d ́oublier la question, voilà, nous avons deux compatriotes qui dans le débat d ́idées autour de notre identité et de nos particularités culturelles soutiennent des thèses origi- nales qui ont l ́air d ́animer la création…Pendant la longue période coloniale il y a eu des formes d ́acculturation dans les différents groupes culturels formant notre pays. On a déjà abordé le sujet au cours de notre conversation. Et notre compat- riote Torabully emploie les métaphores“corail “et“rhizome “ pour caractériser ce phénomène culturel. Qu ́est-ce que tu en penses ?
K.N. - Je préfère quand même l ́original. Senghor et sa Négritude. Parce que Torabully, moi je le connais. Je l ́ai rencontré, etc. … Il ne s ́intéresse qu ́à lui-même. C ́est du nombrilisme…
S.G.S. - Ah bon. Je ne le connais pas…
K.N. - Il vit dans l ́ombre de Malcolm de Chazal…
S.G.S. - Vraiment ? Comment ça ?
K.N. - Je t ́assure. Moi, on m ́avait invité au „Blue Penny“… J ́avais fait une expo dont j ́avais le concept. Je te montrerai le catalogue, quand tu viendras à la mai- son : „ Nous sommes tous des suiveurs de Malcolm. “
S.G.S. - Ah bon ! Il a écrit ça ?
K.N. - Moi, j ́ai fait une expo. J ́ai invité Nirmal. Il a fait une installation. Luchoo- man avait fait une bande-vidéo. J ́ai fait exposer Joghoo de Londres. Et d ́autres peintres, et tout. Et on a fait un catalogue. Et j ́ai fait payer ces gens-là, c ́est la première fois qu ́on fait ça. Parce que, à l ́époque on avait le Mauritian Cultural Centre. Parce que le MMM était encore au pouvoir. Ils m ́avaient demandé, par- ce que j ́étais le délégué des arts plastiques. Alors, moi, j ́ai fait cette expo, et Khal Torabully, lui, avait fait un autre truc… On s ́est croisé sans se dire bonjour. Moi, je m ́en fout. Il est comme ça…Imbue de lui-même… Il veut à tout prix arri- ver … À la différence je te dirais d ́un Leclézio…
S.G.S. - Comment ? Le Nobelisé ?
K.N. - Leclézio ! Qui est très humble. Lui, c ́est un grand bonhomme ! Il est très proche des Asgarally.
S.G.S. - J ́ai encore deux questions à te poser, mais là il faut vraiment me laisser terminer la question…ton opinion m ́intéresse beaucoup… Voilà, on essaie d ́insti- tutionnaliser l ́art, et ce serait peut-être pas si mal comme idée. La promotion d ́u- ne activité muséographique de standard occidental valoriserait-elle ces compé- tences interculturelles dont on parlait tout à l ́heure, donnant ainsi à la création mauricienne l ́opportunité d ́exploiter nos particularismes sur la scène de l ́art contemporain international ?
K.N. - La création d ́un musée serait une bonne chose. Mais le problème c ́est qu ́ il n ́ y a pas eu de traces…
S.G.S. - Le peu de traces qu ́on a, on pourrait les conserver…
K.N. - Il faut d ́abord qu ́on essaie de récupérer les traces… ça voudra dire qu ́il y a eu des créateurs ici… Pas nécessairement des objets d ́art dans le sens… des objets culturels, disons… Mais là, il faudra un travail en profondeur… définir les choses exposables…il faudra le travail de spécialistes… Est-ce qu ́on a des spécialistes ?
S.G.s. - S ́il n ́y en a pas, il faudra les former.
K.N. - Ça a toujours été le grand débat. Là, ce qu ́íls veulent faire c ́est de récu- pérer ce vieux bâtiment. Mais là, on parle de montrer les objets du 17e 18e 19e.
25.06.2018
L ́ atelier/L ́ oeuvre/Le rapport temps
S.G.S. - tu es très prolifique…pour ne pas me perdre dans ton oeuvre je t ́ai prié d ́esquisser en grandes lignes une classification chronologique, dans le sens d ́un catalogue raisonné… car tu dates rarement tes tableaux…tu ne l ́as pas fait… on va essayer d ́en connaitre les raisons…
K.N. - Je vais t ́expliquer pourquoi…tout d ́abord je tolère difficilement le travail des autres dans mon atelier…sauf cette gravure de cet artiste indien acquis il y a des lustres… Dans mon atelier tu trouveras pèle mèle, toutes periodes confon- dues, un choix arbitraire de tableaux que je place volontairement au mur parce que cela me permets des fois en les passant en revue, quand je me reveille par- fois la nuit, d ́y redécouvrir des idées que je reprends… des idees d ́il y a une
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vingtaine d ́années. Forcement il y a des pièces manquantes….des pièces anci- ennes que je ne possède plus…et aussi des pièces qui gênainent…“cette croute a été trop longtemps à cet endroit…“réprouve parfois ma femme… et elle a rai- son, et on remplace par du nouveau….
S.G.S. - peut-on imaginer une chronologie qui documente les étapes de ton parcours? Est-ce qu ́on peut penser à un cheminement chronologique de ton tra- vail?Est-il possible de periodiser ton oeuvre? À en juger par la similitude formelle de certains travaux produits à de differentes periodes on serait tenté d ́en dédui- re que tu fais du sur place…
Tu ne tolères pas une chronologie de tes oeuvres dans ton atelier On voit ici au mur des oeuvres volontairement achronologiques. Des pieces susceptibles de faire avancer ton travail, soit, mais n ́est-ce pas là aussi une facon de brouiller les pistes et d ́effacer le temporel de ton oeuvre?
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Serge Gerard Selvon - 12:50:54 @ KUNST/ ART | Ajouter un commentaire
19.12.2017
HENRY COOMBES
Je me rappelle vaguement les travaux de Coombes des années 70. Mais les tableaux de ce passé lointain, que j´avais jadis sommairement commentés dans Le Mauricien, ont définitivement peu en rapport avec les concepts picturaux articulés avec grande maitrise des cycles de travaux que j´ai pu visionner le 5 avril 2012 dans son atelier à Pointe-aux-Canonniers.
Je n´ai pas pu suivre son parcours, mais quelques reproductions dans le livre“Art in Mauritius“ de Hans Ramduth et un article de Dominique Bellier dans“Le Mauricien“révélaient une picturalité singulière et m´ont facilité la compréhension des réseaux d´images qui documentent chronologiquement l´ évolution de son oeuvre.
Le répertoire de signes, que Henry utilise pour ses oeuvres, révèle un habitus (comme Bourdieu emploie le terme habitus) urbain très contemporain. Il interpelle et sollicite les fantasmes refoulées du spectateur en lui proposant un événement parfois banal (transports en commun, de date récente) mais qui s´avère être un déclencheur de lectures qui exaltent les pulsions sexuelles comme ultime et absurde signification de la trame existentielle…
L´ambivalence des signes renvoie à une réflexion de la triade Réel, Symbolique, Imaginaire de Lacan…l´ imaginaire accessible par le symbolique…faut-il associer ce grouillement humain de la série Eros à une représentation symbolique de l´instinct grégaire, à des cellules souches embryonnaires, ou à d´autres principes de la vie? Faut-il y voir la tourmente d´un imaginaire ouvert sur le monde dans le sillon de nos créateurs post-coloniaux qui se distinguent en littérature …
Certaines oeuvres ont l´ immediateté des gouaches de Malcolm de Chazal, le premier coup d´oeil, tel le captage visuel d´un pictogramme, révèle tout, pense-t-on. On se contente de l´humour potache des priapismes archaïques. D’autres tableaux exigent une lecture approfondie. Facile à décoder, jugerait-on d’emblée, pas si sûr, il y a pléthore de lectures possibles… Le caractère déictique du langage pictural rappelle les formules de l´imagerie populaire, du vocabulaire agressif et revendicatif de la subculture, de l´urgence transgressive du graffiti, du graphisme puissamment naturaliste et mythique de l´art pariétal. Et dans le même souffle pictural prime une lecture qui va droit au but, qui ne nécessite pas une grande connaissance de l´art. Stratégie esthétique qui rappelle celle de certains contemporains, Gilbert & George, Keith Haring, Penck,…
Les séquences des thèmes abordés font volontairement abstraction de toutes références spatio-temporelles. On cherchera en vain des traces de notre insularité, de notre identité multiculturelle et post-coloniale. Son identité se définit selon d´autres modalités, il le soulignera à maintes reprises au cours de nos longs récents dialogues sur Skype. Sa picturalité s´ oriente vers l´ universel. Il se veut citoyen du monde.
L ´accent coloré de ce tableau ovale, qui nous accueillait en pénétrant le séjour, lors de notre visite le 5 avril 2012, ne porte atteinte à l´ innocuité de ce décor intérieur d´ un confort conventionnel, qu´ en faisant l´ effort de décrypter la sexualité récréative du sujet de la peinture… Et ce ne sera qu´une mise en bouche de ce qu´on verra par la suite, dans l´atelier du maître.
OEUVRES RÉCENTES
La peinture de Henry continue d´évoluer autour d´un concept esthétique dont la construction est subordonnée à un thème qui apparait dans chacune des séries constituant l´oeuvre. Et le matériau de base de la construction de l´ensemble est l´énergie des pulsions sexuelles que Freud désigne par la métaphore Libido. Les séquences d´images constituant une sorte de narratif développent des séries parfois homogènes sur le plan formel comme la série intitulé Eros et Thanatos.
La série Eros par contre poursuit la facture de Transports en Commun dominée par des conglomérations de taches de couleurs primaires suggérant des événements érotiques et est interrompue en route par des techniques plus complexes - une peinture et un graphisme denses et spontanés s´affranchissant du formalisme précédent et explicitant davantage le narratif érotique …
Dialogue dans l´atelier du plasticien le 5 avril 2012
Serge Gérard Selvon – Avons-nous une mentalité, une sensibilité insulaire ?
Henry Coombes – Oui, nous l´ avons, la mentalité insulaire. Et c´est vrai que, depuis quelque temps, les mauriciens voyagent. Les étudiants vont étudier à l´étranger, et ils reviennent avec une mentalité qui s´est un peu ouverte. Mais le gros de la population a une mentalité insulaire. C´est malheureux, mais c´est comme cela. Et c´est pas tout le monde qui a Internet non plus. Internet peut ouvrir les mentalités. Et je dois dire, que les gens qui retournent de leurs études et tout ça, ils retombent un peu dans leurs vieux démons, malheureusement.
S.G.S. – Le contexte multiculturel de notre société insulaire a-t-il eu un impact quelconque sur ton travail ?
H.C. - Non, mon travail se situe autre part. Chacun son langage, son histoire. Moi mon histoire, elle parle de sexe, qui est vieux comme le monde. Tout dépend de ça autour de nous, depuis la nuit des temps. Et…
S.G.S. - . – On en parlera tout de suite, de ce thème aussi vieux que le monde, pour reprendre ce que tu viens de dire. Mais j´insiste sur le côté multiculturel, cet aspect laboratoire de la mondialisation, que certains sociologues observent dans notre société ; le contexte social de ton île natale t´est-il indifférent à ce point ?
H.C. – Oui, mais moi, j´ai sorti ça de ma tête. Je ne suis plus sous l´emprise britannique ou même française ou quoique ce soit. Je me suis libéré. Je n´ ai plus de tabous à ce niveau-là. Donc, je suppose que je suis en dehors de Maurice.
S.G.S. – Pour revenir à cette thématique obsédante qui habite ta peinture, elle est peut-être transgressive à Maurice, mais ne choquerait personne en Europe. La sexualité en tant que thème iconographique, longtemps associée à la pornographie aux siècles précédents, a droit de cité dans les plus grands musées du monde occidental. Les Picasso de la dernière phase de création tombent dans cette catégorie, et les contemporains qui ont exploré ce domaine sont légion. Citons au passage Andy Warhol, Jeff Koons, David Hockney, Francis Bacon, Salomé, etc… Et la liste est très longue.
Mais voilà, la grande question est de savoir si ta représentation d´une (métro-) sexualité récréative ne risque pas d´être perçu comme une provocation, vu la complexité de notre contexte sociétal et de la pudibonderie ambiante. Ne crains-tu pas de jouer le rôle d´agent provocateur ?
H.C. – En fait non. Il se peut que je provoque, mais ce n´est pas ma démarche première. Ma démarche première est d´en parler, parce que, en fait, je me rends compte que tout autour de nous est basé sur le sexe. Les plantes ont un sexe, les fleurs, les poissons, tout ce qui vit sur terre est basé autour du sexe. Je me rends compte de ça, et je fais l´ éloge de la nature à l´instar des anciens grecs, des anciens romains.
S.G.S. – Ne penses-tu pas que tu fais l´éloge d´un imaginaire libertin, d´une liberté sexuelle symbolique, impossible.
H.C. – C´est vrai que ce n´est pas praticable parce que c´est tabou …
S.G.S. – mais existant dans la clandestinité peut-être. Cela
poserait sans doute un problème pour les concernés, non ?
H.C. – Pas moi en tout cas ; je n´ai jamais eu des problèmes de ce coté.… Jamais.
Le post-colonialisme
S.G.S. – Le post-colonialisme, le grand chambardement, le re-positionnement de tous les pouvoirs et la fin des prérogatives de l´ancienne classe dominante (Tu appartiens à cette classe, non ?) et l´on pourrait continuer ainsi. Comment as-tu traversé cette ambiance de fin d´époque ? Ton activité artistique en a-t-il porté des traces ? C´était une époque effervescente.
H.C. - Oui, tout à fait. Moi, en fait, je me suis reconnu tout de suite en Bérenger. Mais j´ai été très déçu par lui. J´ai laissé pousser ma petite moustache et j´ai toujours mon petit livre de Mao, que j´ai acheté à cette époque, je l´ai toujours. Je me suis positionné en tant que révolutionnaire. Mais tout de suite après, je suis passé en Afrique du Sud. Mais en réalité, je n´avais aucune conscience politique, même si je me disais révolutionnaire.
S.G.S. – La politique politicienne ne t´ intéressait pas outre mesure.
H.C. – Mais ça m´a repris tout de suite, en Afrique du Sud. Je suis parti là-bas, ne sachant pas trop ce que c´était que l´apartheid. Cela fait bizarre, hein. Mais je n´avais que vingt ans, et quand tu as cet âge, tu es protégé dans ta famille, on n´en parle pas trop. Et arrivé là-bas tu es confronté à cela.
S.G.S. – Mais laissons l´Afrique du Sud et l´apartheid et revenons aux paramètres d´une précédente question. Ici, à Maurice, tu appartiens quand même à une composante de notre société qu´on associe à la classe dirigeante. Les mauriciens sont très visuels, donc facile à tomber dans le panneau des stéréotypes. Blanc signifie classe dominante, non ? Comme en Afrique du Sud.
H.C. – Non, mais franchement, on ne trouve pas que des blancs dans la classe dominante.
S.G.S. –On ne trouvera pas non plus de blancs parqués dans des hometowns et des bidonvilles. Non, je faisais seulement allusion à un stéréotype de l´époque coloniale, qui perdure.
H.C. – Il y a beaucoup de membres d´autres communautés qui détiennent beaucoup de pouvoir.
S.G.S. – Oui, à présent, mais pas pendant l´époque coloniale.
H.C. – Ensuite, tu vois la différence ; c´est que, moi, je suis anglo-mauricien et non pas franco-mauricien. Je suis un Coombes.
S.G.S. – C´est pas écrit sur ton front.
H.C. – Ça m´horripile qu ´on me prenne toujours pour un touriste. Ça me fait chier. C´est comme si que je n´ai pas de place ici. Je laisse savoir que je suis mauricien. Et tout de suite on change de ton.
S.G.S. –Je me rappelle vaguement de tes travaux des années 70. Tu avais exposé tes peintures à la Galerie Max Boullé.
Il y avait pendant ces quelques années, comme un vent d´optimisme, qui nous projetait dans l´avenir. Courte Euphorie. Mais le désenchantement ne tarda pas à prendre le dessus… Et arriva le temps des grands départs. Tu es parti en Afrique du sud. D´autres sont parti en France, en Angleterre, en Australie ou au Canada. Je suis reparti en Allemagne. Quelques-uns sont restés au pays.
Nous avons beau avoir des démarches diverses dans la diaspora ou au pays, mais on a tous comme dénominateur commun : l´héritage post-colonial.
Or, certains théoriciens de l´art pensent que la décolonisation a eu un impact décisif sur la notion de l´art ; et que le débat post-colonial conteste à raison l´universalisme auto- proclamé de la modernité basée sur une notion hégémonique de l´art. Avons-nous joué dans ce processus un rôle quelconque ? Qu´en penses-tu ?
H.C. – Oui, c´est une bonne chose. Ça nous a libéré aussi. On peut enfin se proclamer du monde, en tant qu´insulaire. Mon travail, je pense qu´il est intemporel, et apatride…
S.G.S. – Ta thématique est intemporelle, soit, mais ton vocabulaire artistique et tes références picturales sont disparates, éclectiques - fauvisme, BD, art urbain / Graffiti, art tribal, art nègre, Pop Art, sub-culture, etc. ., voilà les pôles d´intérêt , les composantes de ton imaginaire…n´oublions pas Malcolm !
L´intensité de la couleur et un parti pris pour les valeurs chromatiques rappellent le fauvisme. On se souvient de « la danse » de Matisse (1920, Eremitage, Leningrad), dont le sujet est une ronde, un archétype qu´on retrouve à toutes les époques et qui dans un de tes tableaux, se transforme en ronde de personnages priapiques.
H.C. – Oui. Inconsciemment on subit certaines influences.
S.G.S. – C´est tout à fait normal. Délibérément ou inconsciemment on finit toujours par inventer et affiner son répertoire pictural en s´appropriant et en apprivoisant des éléments de la tradition ou du répertoire contemporain. Il n´y a aucun mal à ça, L´éclectisme dans la recherche formelle n´est justifié que si elle réussit à véhiculer du sens et mettre en valeur une idée. Non ?
Il y a dans ton travail une convergence de plusieurs modes de représentation. Outre les références aux formalismes de l´art moderne occidental, il y a parfois dans tes œuvres une organisation énumérative d´éléments semblables qui rappelle un peu le procédé narratif de certaines BD. L´humour du graphisme, la simplicité schématique du dessin souligné de traits foncés et le chromatisme élémentaire accentuent davantage cet effet BD.
H.C. – Pour revenir sur la bande dessinée, il y a là très peu d´influences de la bd dans mon travail.
S.G.S. – Je pense au principe de la bande dessinée, un dessin au trait et colorié sommairement par à-plat. Mais ton travail va plus loin que la simple application du principe de cet art populaire.
H.C. – Quand tu parles de mes à-plats de couleur, ce ne sont pas toujours des à-plats de couleurs. Les plans de couleur sont souvent structurés dans des gammes de nuances. Et les traits qui cernent les formes sont souvent colorés.
Est-ce que tu retiens la même chose du travail de Malcolm de Chazal ?
S.G.S . – Non. Mais c´est de ton travail qu´il s´agit ici.
H.C. - Parce que lui aussi, il fait la même chose. Les à-plats et les contours noirs…Et pourtant lui, il n´a pas de connotation de bandes dessinées.
S.G.S. - Tes à-plats, ces grands plans colorés, qui tiennent lieu de toile de fond à l´événement de ce tableau (la ronde?!), sont modulés en zones sombres et zones claires, que l´on pourrait associer à un jeu d´ombre dans la partie rouge du centre, mais ne sont pas subordonnés à une fonction figurative…
Extrait d´une longue conversation en avril 2012.©
Serge Gerard Selvon - 11:11:41 @ KUNST/ ART | Ajouter un commentaire
17.12.2017
LES AIGUILLEURS DE L ́ART CONTEMPORAIN
Commissaire/Conservateur/Curator/Kurator/Curateur
1. Passion; 2. An eye of discernment; 3. An empty vessel; 4.
An ability to be uncertain; 5. Belief in the necessity
of art and artists; 6. A medium - bringing a passionate and
informed understanding of works of art to an audience in
ways that will stimulate, inspire, question; 7. Making possible
the altering of perception.
Nick Waterlow. „A curator`s Last Will and Testament“ - 2009
L ́Australien Nick Waterlow, commissaire/curator/directeur de plusieurs Biennales de Sydney notait sur son ordi, peu avant sa mort, les sept points qui constituent selon lui les principes de base d ́un „contemporary curatorial Thinking“, qu ́on pourrait traduire par la nécessité éthique d ́un ensemble de consignes à appliquer pour atteindre l ́objectif de ce nouveau corps de métier surgi du diable Vauvert dans les années 90, nommé „curator“*1par les anglo-saxons, “Kurator“ par les Allemands; dénomination que les francophones adoptent de plus en plus au lieu de “commissaire“. La précision sémantique de la définition anglo-saxonne par rapport aux fonctions de l ́emploi et de l ́évolution de la muséographie contemporaine axée de plus en plus sur l ́organisation et l ́animation socioculturelle justifie sans doute l ́appellation consensuelle de la nouvelle corporation. Quoique, entretemps le terme branché se vide de son sens par l ́emploi excessif, à tort et à travers, dans des contextes les plus invraisemblables…
Ainsi, le code déontologique du “Curatorship“ imaginé par Waterlow n ́est pas dénué de pertinence, eu égard à la fulgurante „starification“ d ́une génération de „curators“/curateurs qui, en ce début de siècle, s ́engage fiévreusement à bousculer les vieilles habitudes et à revisiter/revitaliser/regénérer fondamentalement nos rapports avec l ́art.
L ́art perçu dans la logique consumériste du capitalisme, donc tributaire des lois du marché, n ́est plus objet symbolique, pseudo-sacré, statufiant prestige et appartenance à l ́élite. Il est, depuis l ́avènement du post-moderne, produit de l ́industrie culturelle et outil conceptuel au service des commissaires-vedette pour véhiculer les grandes idées du siècle.
En créant des méga-événements, les stars de la corporation génèrent un sensationnalisme et un culte de la personnalité qui, parfois, éclipsent de loin la renommée des artistes qu ́ils sont censés promouvoir, et se mettent du coup sur le même pied d ́égalité qu ́eux. Bruce Altshuler*2 constate que “the rise of the curator as a creator“ dans les années 60 a profondément changé notre perception des expositions-spectacle. Johannes Cladders*3,“Kurator“ attitré de l ́oeuvre de Joseph Beuys, affirme en 1999 dans le livre d ́entretiens de Hans Ulrich Obrist*4, qu ́il se considère co-producteur de l ́oeuvre d ́art en vertu de son rôle de médiateur dans le processus qui transforme l ́anonyme produit d ́atelier en oeuvre d ́art dans l ́espace public agencé par le “curateur“. Le médium de communication soustrayant ainsi plus d ́importance que son contenu, comme l ́énonçait déjà Marshall McLuhan dans sa formule “Le message, c ́est le médium“. On se souvient davantage du charisme et de la prestance médiatique de Okuwi Enwezor*5 que de la pléiade de plasticiens non-occidentaux qu ́il a imposé dans son Documenta 11*6 de 2002. J ́ai rarement loupé un Documenta, et pour des raisons évidentes j ́avais prévu pour la 11ème édition un plus long séjour à Kassel que pour les précédents Documentas, car la thématisation annoncée de la “périphérie“ avec des intervenants non-occidentaux dans le débat de l ́art mondial était inédit.
Le décryptage de „l ́art contemporain“*7 est à peine concevable sans les interventions spectaculaires orchestrées par ces médiateurs/animateurs/promoteurs dont la raison d ́être statutaire en constante mutation échappe à la définition. “Toute personne qui veut observer et décrypter le monde de l ́art doit se munir d ́un guide sémantique“, prévient Aude de Kerros*8, “car la révolution de ́l ́art contemporain` n ́est pas une révolution des formes mais une subversion conceptuelle“. Et la grande prêtresse de la dissidence propose un glossaire de termes anti-piège pour circuler dans le labyrinthe que les curators/curateurs s ́ingénient à mettre en scène.
Si certains de ces catalyseurs de l ́art du 21ème siècle, qu ́ils soient adeptes de la subversion conceptuelle, partisans de la dissidence ou défenseurs d ́un oecuménisme consensuel, proviennent de professions d ́art préexistantes : conservateurs de musée (Johannes Cladders, Franz Meyer…) , marchand d ́art (Seth Siegelaub), critique (Lucy Lippard) ou plasticien (Rirkrit Tiravanija, Maurizio Cattelan…) la visibilité du statut de commissaire/curator est un phénomène récent, et le métier se métamorphose, par une logique inexorable, en agent déterminant de l ́évolution de l ́art. L ́école du Louvre a beau être une école théorique et pratique de muséographie et une pépinière de directeurs de musées, secondée par la prolifération de curatorial studies, de formations spécialisées, dites “curatoriales“, proposées depuis une décennie par moult universités de par le monde, il n ́en reste pas moins que les curators les plus inspirés et les plus inventifs des dernières décennies ont souvent été des néophytes, qui, possédant une très grande culture doublée d ́une versatilité par rapport au Zeitgeist, ont tout appris sur le tas, et ont inventé de nombreux procédés désormais standard.
Ces visionnaires sont réunis dans deux livres d ́entretiens parus récemment. “A Brief History of Curating“ du Suisse Hans Ulrich Obrist (lui-même curator de renommée internationale) est un recueil de 11 interviews qui préfigure “The Archeology of Things to Come“ selon le commentaire prémonitoire de son préfacier Daniel Birnbaum. “On Curating ; interviews with ten international curators“ de Carolee Thea, préfacé par Obrist, rassemble une dizaine de curators d ́obédience mondialiste, une nouvelle génération qui outrepasse la prédominance culturelle des métropoles occidentales de l ́art moderne du 20ème siècle et qui entre de plain-pied dans ce que Glissant appelle la “mondialité“.
Du recueil de Hans Ulrich Obrist, “A Brief History of Curating“, je retiens surtout Pontus Hultén et Harald Szeeman, deux curators de génie, pour avoir été moi-même témoin enthousiaste et observateur critique de leur mémorables prestations. Ils sont auteurs d ́innovations qui entrent désormais dans la mémoire collective de générations d ́artistes, de critiques et d ́amateurs d ́art.
Le suédois Hultén, directeur du centre Pompidou à sa fondation en 1977, a été pour moi une révélation autant pour sa conception révolutionnaire du show/spectacle/événement/expo que pour l ́interdisciplinarité qui serviront dorénavant de prototype sinon de référence incontournable. On accourait en pèlerinage à chaque fois à Paris pour voir“PARIS- BERLIN“,“PARIS-MOSCOU“,“PARIS-NEW-YORK“,“PARIS-PA- RIS“, expo-spectacles dont on voulait avoir la primeur avant que les expositions itinérantes ne fassent station à Düsseldorf ou à Berlin. Et le catalogue - concept/lexique/documentaire, genre inédit, devint vite un must, un support didactique inépuisable pour la connaissance de l ́art récent. On s ́enorgueillissait d ́en posséder à chaque fois un exemplaire de la première édition…
Le charismatique Harald Szeeman, figure majeure de l ́histoire de l ́art contemporain, se définissait lui-même comme “Ausstellungsmacher“, faiseur d ́expo. Il se considérait davantage comme un magicien/chaman/conjureur que comme un“curator“ car il s ́avouait volontairement factotum cumulant les charges d ́archiviste, de conservateur, de marchand d ́art, d ́agent de presse, de comptable, et de complice des artistes.
À la première question de Nathalie Heinich dans un petit livre d ́entretiens*9:“Quand vous devez indiquer votre profession, qu ́est-ce que vous dites?“ la réponse de Szeeman est un condensé du personnage: “ - je dis: c ́est l ́Agence pour le travail spirituel au service d ́une possible visualisation d ́un musée des obsessions. Parce qu ́un musée des obsessions, on ne peux pas le faire, c ́est un musée dans la tête…Donc tout ce que je fais, ce sont des rapprochements par rapport à une chose qu ́on ne peux pas faire…“
J ́ai eu le privilège d ́étudier de près plusieurs de ses exercices de haute voltige intellectuelle en Allemagne, ces expo-spectacles dont il avait le secret et que des épigones, toujours à l ́affût, ont vite fait d ́intérioriser. Sa vision innovatrice de la discipline curatoriale a fait école. Son coup de maitre a été :“When Attitudes Become Form: Live in Your Head“*, couramment associé à la montée en puissance de l ́art conceptuel en Europe et dans le monde. Sa version du Documenta en 1972 consacrera des artistes comme Richard Serra, Bruce Nauman, Rebecca Horn et inclura pour la première fois, conjointement aux médiums traditionnels, des installations, des performances, des Happenings et des Events qui dureront 100 jours comme l`“Office for Direct Democracy“ de Joseph Beuys.
Si la compilation de Obrist se concentrait sur le discours de ces pionniers de la corporation, ceux qui ont inventé les codes qui nous sont désormais familiers, Carolee Thea de son côté rassemble une brochette d ́influents curators de la scène internationale du moment, des activistes qui semblent posséder une prescience de l ́avenir, des visionnaires qui détermineront la nouvelle donne par des approches inédites et déclineront les paradoxes d ́une conception universelle de la modernité (concept social sans cesse changeant nous rappelle Attali) et d ́un art contemporain devenu phénomène social et outil de communication… S ́agirait-il d ́une modernité, qui,- comme le présage J. Attali10 - “sur la majeure partie de la planète, pour la plupart des hommes,(…) s ́identifie , et s ́identifiera de plus en plus, à l ́occidentalisation“ ? Ou s ́agira-t-il plutôt d ́une modernité multipolaire qui s ́affranchis de la bi- polarité européo-américaine?
L ́universalité conjecturale des valeurs occidentales engendre-t-elle in fine l ́hégémonie d ́une culture et d ́un art eurocentriques malgré les crispations et les turbulences socio-culturelles qui semblent conforter la thèse d ́affrontement de civilisations-monolithes de Huntington? L ́occidentalisation est-elle une fatalité? ou un facteur de déstabilisation? L`art contemporain en tant que symptôme hypothétique de la mondialisation fait-elle table rase des spécificités culturelles du monde non-occidental? La fin du 20ème n ́a-t-il pas été marquée par la quête d ́un centre du monde de l ́art? - oscillant entre Paris et New-York? -, et le 21ème siècle ne s ́ouvre-t-il pas à une polyphonie de centres?…toutes les mégapoles de la planète entrant dans la danse.
Le choix des interlocuteurs de Carolee Thea semble converger dans le sens de ces interrogations. Les dix participants du dialogue: Mary Jane Jacob, Mas- similiano Gioni, Roselee Goldberg, Okwui Enwezor, Charles Esche, Carolyn Christov-Bakargiev, Rirkrit Tiravanija, Joseph Backstein, Pi Li, Virginia Perez-Ratton, dont le parcours professionnel très cosmopolite, iconoclaste, visionnaire et innovateur de chacun est disponible par simple clic sur n ́importe quel moteur de recherche, confirme la multivalence des discours et l ́inexorable décentralisation des visions du monde.
Le curator/curateur du 21ème siècle sera-t-il ce catalyseur, ce pont entre le local et le global, comme semble le conjurer Obrist dans sa préface du recueil d ́interviews de Carolee Thea? “Comment concilier le particulier et l ́universel? Quelle place occupe l ́altérité dans un monde où le modèle occidental de l ́individuation, avec ses libertés comme avec ses limites, reste encore le référent universel, la norme absolue?“ s ́interroge Aliocha Wald Lasowski*11. Le danger de l ́homogénéisation des différences culturelles, de l ́uniformisation, de la standardisation galopante de nos attitudes culturelles est-il évitable?
Et notre petit univers insulaire en vase clos participe-t-il à ce dialogue mondial? Avons-nous les outils/acteurs/ agitateurs/compétences/infrastructures nécessaires pour avoir voix au chapitre? Et pourtant, nos particularités identitaires définies par les péripéties de l ́histoire coloniale ( explicitées en sciences humaines par l ́acculturation, et par l ́application ad nauseam de déterminants réducteurs - transculturel, pluri-culturel, multiculturel, inter-culturel, etc. - pour cerner des phénomènes en constante mutation) en résonance avec le processus interactif de la mondialisation, nous prédestinent à un rôle de choix dans le dialogue des cultures. La complexité et l ́originalité de ces mêmes particularités identitaires ne devraient-elles pas fournir à l ́inventivité de potentiels curators du terroir ou de la diaspora tout un répertoire de dispositifs conceptuels inédits susceptibles de jeter les jalons d ́un art contemporain décentré?
*1) Nathalie Heinich relève l ́emploi du terme „curateur“ (entre parenthèses et en italique dans le texte) dans le discours d ́un critique d ́art. “Le paradigme de l ́art contemporain“ - Nathalie Heinich - sciences humaines - nrf-Editions Gallimard
*2) Bruce Altshuler - The Avant-Garde in Exhibition : New Art in the 20th Century, Harry N Abrams, New York 1994,p. 236
*3) Johannes Cladders - Directeur du Städtisches Museum Abteiberg à Mönchengladbach de 1967 - 1985…Commissaire du Documenta 5 à Kassel. De 1982 à 1984 commissaire du Pavillon Allemand à la Biennale de Venise. Il est surtout connu pour le rayonnement international de l ́oeuvre de Joseph Beuys …
*4) Hans Ulrich Obrist - A Brief History of Curating - JRP / RINGIER &LES PRESSES DU RÉEL
*5) Okuwi Enwezor…Enwezor was ranked 42 in ArtReview’s guide to the 100 most powerful figures in contemporary art: Power 100, 2010.
Directeur du Haus der Kunst (Musée d ́Art Contemporain) de Munich depuis octobre. 2011. Domicilié à New York après des études en sciences politiques, Il a d ́emblée commencé à s ́intéresser au phénomène de l ́art, et, dans la foulée des „postcolonial studies“. Il n ́a cessé depuis de contester la fixation du monde de l ́art international sur l ́occident et la culture euro-américaine.
*6) Documenta , la plus grande manifestation d ́art contemporain de la planète, a toujours été un champ d ́action privilégié pour les stars curator/commissaire.
*7) Distinction entre“ art contemporain“: désignation chronologique et“art contemporain“ :
démarche conceptuelle post moderne… „L ́art contemporain“ a un contenu théorique particulier qui le situe en rupture…avec l ́“art moderne“ en refusant la démarche esthétique pour adopter la démarche conceptuelle…) Aude de Kerros .L ́art caché, pos 285
*8) Aude de Kerros - „L ́art caché , les dissidents de l ́art contemporain“. EYROLLES, 2007- Avant-propos, pos.196
*9) Heinich - “Harald Szeeman - Un cas Singulier“ - L ́Échoppe
*10) Jacques Attali - “Histoire de la Modernité“ - “Comment l ́humanité pense son avenir“- Robert Laffont, 2013
*11) Aliocha Wald Lasowski - “Edouard Glissant, Penseur des Archipels“-ebook-position 589von8950)
Visite d´atelier.©
Serge Gérard Selvon Düsseldorf 30.05.2015
Serge Gerard Selvon - 08:24:25 @ KUNST/ ART | Ajouter un commentaire
30.11.2017
NIRMAL HURRY - L´INVENTION DE L´IDENTITÉ.
Visite d´atelier
Et entretiens avec des artistes Mauriciens
Conversations sur des tendances et des scénarios plausibles de la création locale chahutée dans une situation de tension entre le post-colonialisme, l´insularité, la contemporanéité, la société numérique et la mondialisation.
NIRMAL HURRY
La mondialisation est-elle une machine à broyer les cultures ?
L´oeuvre de Nirmal Hurry pose les grandes questions des sciences humaines. Allons-nous tête baissée vers une uniformisation culturelle ? La dynamique interactive de la proximité des cultures chez nous, à Maurice, favorise-t-elle la diversification ? Que penser des décideurs, qui, au lieu d´insister sur ce qui nous unit, mettent l´accent sur les particularismes et le repli identitaire ? Que penser de ces politiques qui n´ont que „The Rainbow Nation“à la bouche ? („THE RAINBOW NATION“, titre d´une installation de Nirmal). Que penser de la politicaille locale qui à chaque période électorale instrumentalise sans vergogne les appartenances culturelles pour véhiculer leur démagogie etnicisée à la petite semaine? Et le rouleau compresseur de la mondialisation ne fonctionne-t-il pas surtout par une sournoise acculturation (américanisation), soumission sans réserve tirée par l´attrait de l´argent et le pouvoir de l´image ? L’œuvre de Nirmal aborde toutes ces grandes questions sociétales qui tenaillent notre “identité insulaire”…
À Cap-Malheureux, chez lui, les œuvres conceptuelles qu´on associe à sa démarche esthétique n´ont pas l´air d´avoir droit de séjour. Sauf l’assemblage „ Identité Insulaire “ qu´on découvre dans un coin de la pièce d´entrée, pas une trace de conceptuel, tant il est vrai qu´une demeure normale n´est pas l´espace idéal pour exposer une installation. Par contre la maison est peuplée par un nombre impressionnant de volatiles, muets, à la différence de ceux , martins, condés, serins etc qui donnent de la voix à l´extérieur.
Ces oiseaux de fantaisie savamment bricolés de bric et de broc sont très décoratifs, avenants, mais teintés d’un kitsch qui se distingue toutefois de la version supersized des ténors du marché de l’art actuel (qui pollue l’art contemporain à l’instar de Jeff Koons, Damien Hirst et co.) ,… sauf notre Zozo emblématique, l’incontournable dodo qui du haut de son piédestal dans le living-room incarne dignement son statut de memento mori écologique. Nirmal n’était pas à l’aise à exhiber son artisanat ornithologique. Signe discret d’autocritique ? Mais en fait, pourquoi pas, ce genre d’objet-bibelot trouve facilement preneur, et trace la voie à une curiosité esthétique ultérieure, peut-être…
Dehors, en revanche, sous la varangue, l’objet qui a retenu d’emblée mon attention, et m’a interpellé par sa puissance évocatrice, est exposé aux intempéries, comme pour souligner davantage l´aspect périssable de ce qu’elle représente - métaphore de la lente érosion de la mémoire. Cet imposant objet est un genre de grande roue fabriquée avec de la paille de la canne à sucre. C´est le symbole même de la mémoire collective… On ne peux ne pas associer cet objet à la roue de la torture, et au dur labeur de la canne, à l’esclavage et à son succédané l’engagisme…les connotations mémorielles coulent de source…l’objet est comme un narratif de l’histoire nationale… J’imagine l’effet de choc qu’une telle oeuvre aurait pu produire dans une grande expo internationale, considérant la pertinence de la thématique…mais eu égard de l’incompétence des ministères de la culture à promouvoir notre profil culturel on peut toujours espérer à des lendemains qui chantent…
L’œuvre complexe en quatre éléments presque identiques , amovibles, transposables, que j’ai pu voir le 11.04.2012, à la MGI , a produit chez moi le même effet que cette roue de la torture chez lui. Quoique la démonstration plastique que cet objet-installation à quatre volets soit plus spectaculaire, et le message visuel plus direct et percutant.
Le premier coup d’œil sur une composante me propulsa tel un zoom à Madrid en Espagne, dans le Prado, dans l’aile droite du triptyque “Le jardin des délices” de Jérôme Bosch, où se trouvait l’élément miniature “déclencheur de l’œuvre de Nirmal. J’ai eu l’occasion de voir Le jardin des délices plusieurs fois à Madrid et me rappelle des moindres détails….
Ce que Nirmal en a fait m’a estomaqué, par la virtuosité du détournement sémantique. Le corps inanimé traversant le cercle de la clé de Bosch, devient le dispositif symbolique du narratif colonial de Nirmal , “Tir S . o Zi”..
Dialogue 11.04.2012
Serge Gérard Selvon - Le contexte mauricien est souvent le point de départ de tes créations.
Le titre de l´œuvre oriente la lecture. Certains éléments de tes oeuvres ont un aspect facilement décodable, d´autres éléments évoquent le répertoire symbolique de nos différentes cultures et le spectateur va droit au but de la signification de l´ensemble.
Ce mode d´appréhender l´oeuvre correspond-il à tes intentions conceptuelles ?
N.H. – C´est vrai. Quand on voit ce grand récipient, la couleur bleue de ce tonneau en matière plastique est l´élément principal. Le bleu est toujours cette couleur très exotique, très attirante pour les étrangers. Mais on est insulaire, on est enfermé dans ce bleu, on est prisonnier de ce cliché touristique et l´on subit ensuite toutes les conséquences de la rencontre avec l´étranger, avec l´ailleurs. Les autres cultures sont tellement puissantes, avec la télévision, les médias, l´Internet. On est donc à la merci de l´image qui nous vient d´ailleurs…
S.G.S. – Dans ce grand récipient, que tu nommes « drums » il y a des perforations et à travers ces ouvertures on voit des mains qui s´agrippent à des filets. Donc, on est en présence d´un système de signes qui véhicule un sens qu´on tente de décrypter.Et il y a plusieurs lectures possibles. Car les éléments de l´assemblage sont polysémiques. Ce «drum » par exemple peut signifier l´enfermement dans notre insularité, mais il peut aussi signifier crispation identitaire….
N.H. - Nous, les insulaires, on ne voit pas le bleu, mais les gens qui nous viennent de l´extérieur voient ce bleu et ils trouvent cela extraordinaire. C´est la première chose qui les frappe et qu´ils commentent en arrivant ici. J´ai passé les premiers 22 ans de ma vie à Maurice, je n´ai pas voyagé, mais en revenant de mon premier séjour de 10 mois dans la grisaille de Paris, je me souviens encore du choc, de l´intensité de la lumière, de ce bleu qui nous entoure et des couleurs en arrivant à Cap Malheureux .
S.G.S. – Ce qui m´intrigue dans ton assemblage ce sont ces perforations, ces trous ovales. Ces formes arrondies sont-elles des fantaisies de l´artiste ou ont-elles une signification quelconque ?
N.H. – non, c´était uniquement pour des raisons esthétiques. Mais cela rappelle des bulles ; l´élément eau.
S.G.S. – La mise en relation des éléments de cet assemblage propose donc une grille de lecture plutôt facile. Le sens symbolique des composantes est si simple à décrypter que n´importe quel spectateur peut y trouver son compte. Il y a là , dans cette simplicité , sans doute aussi une intention didactique, non ?
N.H. – Oui, mais en même temps, ce sont des objets très mauriciens, je trouve. Des objets qui nous sont très familiers. Les « drums » par exemple, tous les agriculteurs les utilisent pour l´eau d´arrosage dans les champs. À la campagne c´est un objet du quotidien. Je me rappelle, quand j´étais enfant, c´était encore un objet très précieux, indispensable pour la réserve d´eau…
S.G.S. – Cet objet est donc porteur de signification dans la vraie vie, donc facile à comprendre aussi dans le contexte d´une œuvre d´art.
N.H. – Absolument.
Caught in the Rainbow Nation
S.G.S. – Et dans d´autres ensembles tu abordes un problème de notre statut post colonial – la construction de l´identité nationale. Ton installation «Caught in the rainbow nation» est-elle une représentation symbolique d´un malaise identitaire ? La mise en scène conceptuelle est, au premier abord, inoffensive, presque dans la trivialité des décorations de vitrine, mais les questionnements qu´elle évoque nous interpellent. Est-ce des questionnements qui confortent des craintes d´acculturation ? Est-ce la représentation du danger de perdre ses repères culturels ? Est-ce une représentation négative des difficultés de la construction de l´identité « rainbow nation » ? Est-ce la représentation symbolique de la crainte d´un délitement du lien social ? C´est fort possible que ce soit tout cela à la fois, n´est-ce pas ?
N.H. – Oui, mais est-ce que tu as lu le texte qui accompagne cette installation ?
S.G.S. – Non, je ne connais cette œuvre que de l´image reproduite dans une publication, le livre de Hans Ramduth.
N.H. – Il y a un texte en créole qui va avec. Un texte écrit dans mon créole à moi et pas dans un créole standard. Parce que si on écoute nos décideurs on est toujours cette „nation arc-en-ciel“ (« rainbow-nation ») avec toutes les communautés et toutes les cultures.
J´ai deux filles et quand je regarde mes enfants, je réalise que j´ai déjà cinquante ans et je me demande sérieusement comment vont réagir mes filles à ce discours-là. On ne cesse de leur rappeler qu´on est de L´inde, de l´Afrique ou de la Chine. Propager une telle idéologie représente une très grande responsabilité. Donner une telle importance aux particularismes culturels dans la définition de l´identité (nationale) pose des problèmes à la jeune génération. Mon installation présente l´enfant pris dans le piège des questionnements identitaires. Quel est le choix à prendre ? le libre arbitre, la pression morale des traditions ancestrales, le caprice des décideurs ou le discours des politiciens ?
S.G.S. – Donc, en fin de compte, c´est la représentation d´une crise identitaire.
N.H. – Oui, voilà, c´est tout à fait cela.
S.G.S. – Que penses-tu de ce phénomène d´interaction entre les cultures ? Car c´est de cela qu´il s´agit dans ton installation, la peur des interactions ? Ou la menace des « Identités Meurtrières » dont parle Amin Maalouf ? J´ai l’impression que tu as un peu pensé à cela en créant cet œuvre.
N.H. – Oui, enfin, un peu. Mon propos était surtout de confronter mes compatriotes avec quelques interrogations. C´est pour cette raison que mon texte d’accompagnement était rédigé en créole. Ainsi le message linguistique s´adressait à tout le monde sans distinction, même à ceux qui n´ont aucune culture de l´image. Comme ça en lisant le texte ils peuvent comprendre ce que l´œuvre exprime et qu´ils soient amené à se poser des questions sur leurs identités. À Maurice on a tendance à coller des étiquettes et à faire les choses à la manière des décideurs.
Ce que je fais, c´est un peu du recyclage de phénomènes déjà connus, et que j´essaie d´interpréter de nouveau et de remettre au goût du jour, pour bien redonner de la vigueur à ces idées. Parce que, il y a le développement de l´île Maurice qui va très vite…
S.G.S. - Une accélération qui m´a un peu estomaqué , après mon dernier passage d´il y a vingt ans presque. Tout a changé, le paysage, les gens, quoique pas toujours dans le sens que l´on aurait souhaité…
N.H. – Il n´y a pas de transition…
S.G.S. – On est comme happé dans le maelström de la
Mondialisation…
N.H. - On a brûlé des étapes. Je l´ai ressenti à chaque fois, en revenant d´un long séjour à Paris ou en Inde. Tout bouge et tout change et tout disparaît à un tel rythme que l´on est un peu désemparé. Et le phénomène nous interpelle en tant que plasticien. Et cela nous incite à inventer des stratégies conceptuelles pour la sauvegarde d´un patrimoine immatériel parfois en péril. C´est dans cet esprit-là que j´ai essayé de me remémorer toutes ces formes du patois créole de mon enfance campagnarde, de tous ces vocables aujourd´hui tombés en désuétude. J´ai essayé de les rassembler dans des textes pour démontrer que des vocables prétendument obsolètes sont bel et bien vivants dans notre parler, quoiqu´ayant subi parfois des glissements sémantiques au fil du temps.
S.G.S. - Ces réflexions sur l´accélération de l´histoire dans ton travail est intéressant. C´est aussi un aspect assez inquiétant de la mondialisation.
« Caught in the Rainbow Nation » s´adresse aux Mauriciens. Mais elle aurait pu avoir un sens universel si elle s´appelait « Caught in Globalization », n´est-ce pas ? C´est dans le même ordre d´idées.
N.H. – Oui, cela se pourrait, mais mon installation s´adresse d´abord aux Mauriciens. On est déjà assez en retard dans le domaine de l´art. Donc, c´était important de mettre l´accent sur les paradigmes de notre époque et de miser sur les modes d´expressions de la contemporanéité. On est encore prisonnier de ce dogme, selon lequel l´art doit d´abord être subordonné à une fonction décorative.
S.G.S. – La notion de l´art de beaucoup de nos concitoyens se réduit malheureusement à cette seule fonction…
N.H. –Or, dès que la création s´affranchit de cette fonction de commodité et interpelle le spectateur, l´œuvre d´art contemporain prend son plein essor, et s´acquitte de sa mission civilisatrice.
S.G.S. – Ton argumentation visuelle sollicite souvent l´adhésion du public. La participation, voire la complicité du spectateur est visiblement très importante pour la finalité de tes œuvres…
N.H. – Absolument.
S.G.S. -– Quelles sont, à ton avis, les conséquences de la mondialisation sur les appartenances culturelles au sein d´une même nation ?
Penses-tu que la mondialisation va graduellement dissoudre ces identités culturelles ?
N.H. – Justement, j´ai un peu peur de cela, cette tendance de nivellement, de standardisation de la culture.
S.G.S. – Ces craintes figurent parmi les centres d´intérêt des post colonial studies où les phénomènes d´imitation et d´hybridation culturelles occupent une place de plus en plus importante. Les théoriciens du postcolonial pensent que, loin d´être nivelé par la dynamique de la mondialisation, les identités culturelles vont prendre d´autres formes. L´anthropologue d´origine indienne Arjun Appadurai porte ses observations sur l´étude des diasporas et des liens que maintiennent les migrants avec leurs pays d´origine, des liens favorisés par les nouvelles technologies, notamment Internet, et démontre que l´identité de groupe ne se réfère pas tant à un territoire qu´à un « ethnoscape » , un paysage identitaire dynamique fondé sur certaines images culturelles partagées. Que penses-tu de cette thèse de Appadurai ? Partages-tu son optimisme ? Ton œuvre pose beaucoup de questions, mais se refuse de proposer des réponses. Pense-tu qu´il se développe aussi chez nous de tels paysages identitaires pour prendre le contre-pied de la tendance homogénéisante de la mondialisation ?
N.H. – Bon, L´Inde est comparativement un pays immense, un subcontinent. Mais c´est pas tellement différent chez nous à Maurice. Les différentes régions ont tous leurs particularités. D´un village à l´autre on parlait autrefois différemment. Mais tout change et cette langue créole se standardise de plus en plus.
SGS. - Voilà, on va enfin parler de quelques aspects marquants de ton vocabulaire plastique. Tu t’inspires souvent de l´art occidental. Tu cites parfois des formules de l´art d´autrefois pour interpréter tes concepts. “Le penseur“d´Auguste Rodin par exemple , qui t’a inspiré „Tir so difil“ ou „L´enfer du musicien“de Jérôme Bosch qui t’ inspire „Tir so zi“.
Tu as une approche très contemporaine dans le choix de tes matériaux. Le contenu est pour toi plus important que le médium. Qui détermine le choix de tes matériaux ?
Pour „Tir so Zi“ par exemple, comment s´est opéré le choix des matériaux ? Quand on voit la canne écrasée dans le contexte plastique de cette installation on a immédiatement l´association du laboureur écrasé par le travail, et d´autres lectures dans le même ordre d´idées.. C´est le matériau qui t’ a dicté l´idée, ou l´inverse ?
N.H. - C´était un peu les deux. Je voulais représenter l´indépendance, et un certain processus historique… Ensuite il y avait là, cette matière qui nous est tous familier et qui ne mérite jamais notre attention. Il était donc important pour moi de placer dans l´emploi de ce matériau des systèmes de significations intelligibles pour tous mes compatriotes. Le matériau noble inspire une certaine distance, or l´aspect de déchet sans valeur favorise plus facilement l´identification.
S.G.S. - Donc tu n’hésites pas à employer des matériaux périssables. Des matériaux qui, à la différence des matériaux classiques, n´ont pas la prétention d´éternité. Des matériaux instables et même repoussants parfois. Est-ce, à l´instar du Professeur Josef Beuys - que j´ai côtoyé fin 60 - avec la graisse, le miel, et beaucoup plus tard Kapoor avec la cire, etc., de contester les aspirations d´éternité de l´art noble ? Tu emplois aussi souvent ce genre de matériaux. La canne écrasée du caniveau, qui est môche et sent mauvais de surcroit. Pourquoi ?
N.H. - Je trouve que ce n´était possible d´exprimer la souffrance du chemin qui mène à l´indépendance qu´avec ce matériau. Peut-être que plus tard je trouverais une alternative à l´aspect éphémère de l´oeuvre. Mais pour le moment l´emphase sur le côté éphémère de l´aspect performatif possède une signification particulière en rapport avec l´idée de l´indépendance.
Serge Selvon.30.11.2017.©
Serge Gerard Selvon - 09:22:34 @ KUNST/ ART | Ajouter un commentaire
YVES PITCHEN - PHOTOGRAPHE
YVES PITCHEN
Titulaire du diplôme de l’École Nationale Supérieure d’Architecture et des Arts Visuels de Bruxelles, Belgique, Yves Pitchen est sans conteste le seul grand professionnel de la photographie de notre aire culturelle à avoir su porter un regard sociologique d’une inestimable valeur historique sur la complexité et la singularité de notre peuple à une période charnière de notre histoire. On a encore le sentiment en visualisant son oeuvre clé, ‘Mauriciens’, que la nonchalance tropicale et la douceur de vivre insulaire étaient encore préservées de la tourmente des crispations identitaires exacerbées par la démagogie politique des bricoleurs de l’indépendance. Évitant le prêchi-prêcha visuel, il évoquera quand même au passage, sans pathos, les scories de l’ancien ordre social encore visibles, et préfigure les premiers signes d’un glissement de paradigme.. Il a instinctivement mis en relation les paramètres les plus subtiles qui reflètent de façon prégnante les principes de vie et de pensée de la grande diversité de notre peuple culturellement hétérogène, certes. Mais on a l’étrange sensation que l’inexorable processus de mutation , que Édouard Glissant définirait par “Créolisation”, est interrompu, sinon tenu provisoirement en suspens, dans son magnifique ouvrage “MAURICIENS”, avec un texte de Marie -Thérèse Humbert, traduit par Robert Furlong…et qu’il m’a dédicacé à beau-Bassin, le juillet 2012.
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Propos recueillis à Beau-Bassin/Rose -Hill, Maurice, le 27.03.2012
YVES PITCHEN
« La photographie de témoignage »
Au premier étage d ́une maison entourée d ́un filet de jardin un peu à l ́abandon nous accueille Yves dans la pièce principale ouverte d ́un côté sur une terrasse avec quelques plantes vertes. On a une très belle vue panoramique sur lepaysage environnant. Le blanc cassé des tissus d ́ameublement, le vert de la collection de fougères qui encadre l ́espace séjour et la voix de Philippe Jarousski qu ́on entend en sourdine créent déjà l ́ambiance et le prélude d ́une longue entrevue, très mouvementée vers la fin. Il fait terriblement chaud et cette musique baroque rafraîchissante réveille agréablement le souvenir du concert du contre-ténor cet hiver à la Konzert-Saal de Dortmund. Il neigeait de gros flocons dehors après le concert …
Mettant de côté mon questionnaire élaboré sur mesure et mes quelques notes on entame le débat à brûle-pourpoint. Mais très vite la conversation se développe, tel un morceau de musique, en trois mouvements distincts.
Le premier mouvement correspond à ma conception du dialogue : échanges d ́idées entre deux interlocuteurs ; flux et reflux d ́opinions ; alternance à égalité de deux voix et de deux visions dans une simple conversation. On passe d ́abord en revue les pièces maîtresses de la série « Mauriciens », dont quelques images retenaient déjà mon attention à Düsseldorf devant l ́écran de mon ordinateur longtemps avant d ́être confronté ici à l ́intégralité des originaux. Yves se remémore les détails de chaque évènement ayant inspiré un sujet de photo et commente les circonstances de chaque réalisation. La singularité de cette conceptualisation façonnée à partir de données de l ́expérience vécue personnellement donne ainsi à ce recueil de photos une aura d ́historicité.
Le deuxième mouvement est un changement de ton. Chaque idée contrariante est prétexte pour mon interlocuteur à se dresser en défensive contre un monde dont chaque approche est une menace contre un idéal fixé, il monopolise la parole et se lance dans de longues diatribes contre toutes les entorses à sa vision du monde.
Sur cette lancée, le troisième mouvement est furioso une série de coups de gueule que je parviens à peine à ramener aux sujets de notre dialogue. C ́est la finale !
La détermination farouche du photographe à défendre ses convictions impressionne, et quoique je ne partage pas toujours ses prises de position, il a en quelque sorte amplifié notre appréciation de l ́authenticité qui émane de son œuvre, et en particulier de la série “Mauriciens”.
———————————————————————YVES PITCHEN
Propos recueillis à ROSE-Hill, Maurice, le 13. 03.2012
Serge Gérard Selvon - J ́ai eu récemment l ́occasion de voir un côté un peu alimentaire de ton travail. L ́exhaustive documentation des recherches formelles de Salim Currimjee donne une idée précise de la systématisation d ́un concept. Comment s ́est déroulé ce travail ? Y a-t-il eu une forme de participation ou de collaboration dans ce travail de répertoriage ?
Yves. Pitchen. - Salim m`a tout simplement demandé de faire des reproductions de ses tableaux, et c ́est tout. Je ne suis absolument pas intervenu dans l ́élaboration de son concept, de sa manière de travailler.
S.G.S. – Mais tu as mis son travail en lumière, tu as mis son concept en valeur.
Y.P. – Mais c ́est tout à fait normal d ́un photographe qui est sollicité par un artiste pour ce genre de travail.
S.G.S. – Mais c ́était quand même une forme de collaboration, car il aurait pu le faire, lui-même. J ́ai vu ses propres photos.
Y. P. - Mais si tu veux, il n ́était peut-être pas équipé…. mais je sais qu ́il aimait bien mon travail, qu ́il trouvait que la qualité du travail rendu était vraiment bonne ; donc OK.. C ́est avec moi qu ́il aimait travailler.
S. G. S. – Il y en avait tout un paquet, de ces photos. J ́ai visionné presque la totalité des différentes thématiques de son œuvre. Et l ́on peut facilement imaginer que ton professionnalisme a joué un certain rôle dans l ́excellente présentation des concepts de Salim, n ́est-ce pas ?
Y. P. - Euh ! … si tu veux…
S. G. S. – J ́ai vu quelques photos de ton livre: “MAURICIENS”. Quelle a été ton intention en créant ce livre ?
Y. P. – Dans mon parcours depuis l ́école j ́ai été beaucoup plus attiré par la photographie de témoignage, et donc de regard critique sur la société, que par l ́aspect purement recherche formelle photographique, qui existe aussi si tu veux. Donc, en photo il y a deux courants. Un courant esthétisant, recherche formelle, et un courant qui est plutôt étude sociologique, reportage ; on peut dire ça comme ça si tu veux.
S.G. S. – J ́ai retrouvé les deux tendances chez toi.
Y.P. – Tu peux mélanger les deux. Mais en général, si tu veux, la critique ou le marché s ́intéresse beaucoup plus à la photographie formelle un peu artificiel, un peu sophistiqué, un peu recherché. On est beaucoup moins intéressé par tous les travaux des photographes qui eux sont presque des sociologues, qui cherchent à montrer des situations, des
sociétés, des environnements, des univers culturels. Or, c ́est exactement ce côté-là qui m ́a toujours attiré, parce que c ́est ma façon de m ́intéresser aux gens, d ́être en rapport avec eux, et donc une façon de pouvoir aussi – et c ́est ça qui est fantastique avec la photographie – c ́est de pouvoir pénétrer dans les milieux où autrement tu ne me verrais jamais. Si tu as un métier où tu es obligé de rester chez toi, ben tu rencontres plus difficilement les gens . C ́est ça qui est formidable avec la photographie. Tu as un alibi, qui est : “Ah je suis photographe, est-ce que je peux faire une photo”, et là tu rentres dans des univers, dans des sociétés que tu n ́aurais jamais pu pénétrer. Ben voilà, c ́est peut-être ton voisin d ́à côté ou alors le gars qui habite au fin fonds d ́une vallée d ́Afghanistan ou du Tibet aussi…
S.G.S. – Tu viens de dire une chose intéressante, ce ne sont pas des photos prises instantanément sans mise en scène préalable et sans l ́accord des intéressés.
Y. P. – Chez les photographes qui sont mes maîtres j ́aime bien ce côté-là, c.-à-d. , on va prendre le temps de se parler, donc, au minimum pour dire, “est-ce que je peux prendre une photo”, parce que c ́est ce rapport-là qui m ́intéresse. Par exemple, Cartier-Bresson, que j ́aime beaucoup comme photographe aussi, mais il est beaucoup plus attaché par l ́aspect du cadrage, qui est très important aussi, mais lui, son plaisir, son travail c ́était de pouvoir être dans un environnement social, mais qu ́il décrit d ́ailleurs aussi.
S.G.S. – Quelques particularités formelles semblent déterminer ta conception de la photographie. Des photos très conventionnelles au premier abord, mais quelques petits écarts ou bizarreries dans la composition ou le cadrage nous forcent à chercher la clé d ́une réalité pourtant évidente. “Château de Riche-en-Eau” est aussi un autoportrait du photographe. L ́ombre au premier plan n ́est pas une inadvertance de dilettante.
Parmi les photos, qui fonctionnent ainsi il y a aussi la photo presque triviale et sans grands artifices photographiques qui a inspiré l ́auteur de la préface.
Y. P. – Marie-Thérèse Imbert est pour moi la plus grande écrivaine mauricienne contemporaine, elle vit en France depuis 40 ans. J ́ai eu des contacts avec elle il y a assez longtemps ; puisque j ́avais un projet de livre sur l ́architecture créole, mais qui s ́est pas fait, et elle m ́avait déjà écrit une jolie préface. Bon, j ́ai renoué contact et elle a accepté d ́écrire une préface pour ce livre. Mais en fait elle a écrit toute sa préface quasiment que sur cette photo-là. Elle a flashé sur cette photo, parce qu ́elle a trouvé que le personnage était d ́une dignité absolument extraordinaire, de s ́être mis comme ça, en face d ́un photographe ; qu ́il y ait eu une connivence entre le photographe et le personnage, et que le personnage a bien ressenti qu ́il n ́avait rien à craindre, et qu ́il pouvait se montrer tel qu ́il était, c-à-d. un personnage très simple, assez pauvre, dans une petite maison assez pauvre, pas très bien habillé. C ́était la description de quelqu ́un ; sans apparat, se montrant tel qu ́il est dans sa dignité d ́homme. Et elle a écrit ce texte qui est vraiment admirable, qui a ému aux larmes la maquettiste du bouquin à Bruxelles quand elle a reçu le texte. Et ensuite quand le mécène mauricien a reçu le texte deux jours après, il me téléphone pour me dire que lui aussi est très ému par toutes les évocations de cette préface qui lui font se ressouvenir de beaucoup de choses qu ́il a connues dans son enfance, sur les nénènes surtout, et à un moment donné au téléphone, sa voix se casse et je comprends que lui aussi est ému aux larmes, tu vois, et il ne peut plus parler… Et je me suis dit que cette préface a vraiment beaucoup de force. Parce que souvent pour les préfaces, surtout pour le travail de photo, c ́est un peu conventionnel, c ́est un peu un travail obligé, on est forcé de mettre une préface, et tout ça n ́a pas beaucoup d ́importance, et là ça en avait, parce que Marie-Thérèse a écrit un texte vraiment magnifique.
La photographie sous un regard sociologique
S.G.S. – Ce n ́est définitivement pas la photo la plus sensationnelle de la série. C ́est une photo très simple, sans grande prétention esthétique…
Y. P. –… C ́est précisément ça que j ́ai apprécié dans le travail de préface, c ́est que, elle, n ́ayant pas de culture photographique, donc, ne s ́attachant pas à toute cette analyse
formelle, flashe sur quelque chose d ́autre, qui est le regard, qui est la posture de cet homme, donc, la simplicité, la nudité de cette photo, c ́est ça qui l ́émeut. Tu vois comme c ́est intéressant d ́entendre des commentaires de gens sur des photos. Elle écrit toute sa préface sur cette photo. C ́est incroyable.
S. G. S. – Oui, c ́est incroyable à quel point une image aussi simple puisse avoir un tel impact. Ce phénomène me rappelle un petit tableau de Caspar David Friedrich, grand représentant du romantisme allemand. Il a peint un tableau presque abstrait. Est-ce que tu connais ce peintre ?
Y. P. – Non. Quelle époque ? 19me ?
S.G.S. – Oui. Le tableau représente un moine, très petit par rapport au grand espace vide du paysage, se promenant sur une longue plage déserte devant l ́immensité de la mer et d ́un ciel sombre. C ́est un motif banal rendu sobrement avec des moyens picturaux réduits, sans grande prétention esthétique. Et pourtant c ́est l ́image référentielle du romantisme allemand.
Petit tableau presque insignifiant. Pas grand-chose visuellement, mais on ne sait pas comment ça fonctionne. On ne sait jamais totalement comment fonctionnent certaines images. Comme cette photo…
Y. P. – Mais c ́est ça qui est étonnant. Ça résonne en harmonie avec les esprits d ́autres personnes d ́une époque. Il y a vraiment quelque chose dans l ́œuvre qui réagit avec tout le monde. C ́est vraiment étrange.
S.G.S. – Cette photo par exemple est un concept tout à fait différent et présente un personnage totalement intégré dans un univers végétal. Il y a très peu de détails pour différencier toutes ces plantes et le personnage au centre qui a un geste étrange et qui fait corps avec la nature. La lecture de cette scène bucolique s ́arrêterait sans doute là, si tu ne m ́avais pas signalé quelques détails anecdotiques, décodables certes par le mauricien qui a encore le souvenir de ce légume qui porte cet étrange nom : “songe”. Le personnage au centre est un cueilleur de songes !
Alors là, cette photo qu ́on voit ici, c ́est de nouveau une démarche différente. Cela rejoint ce que tu m ́as dit précédemment à propos de ta conception de la photographie de témoignage et du parti pris d ́un regard sociologique. On est en présence d ́un groupe de personnages alignés de manière décontractée devant le photographe. On se demande s ́ils posent d ́après des indications ou s ́ils ont soigné leurs apparences avant le rituel de la prise.
Y. P. – Attends, attends, ça dépend ; parce que dans la photo qu ́a choisie Marie-Thérèse Imbert, effectivement, la personne s ́est présenté telle qu ́elle était ; il n ́y a rien eu d ́autre. Mais moi quand je demande la permission de faire une photo, je trouve intéressant aussi que, eux, organisent la mise en scène. Ça dépend, je peux trouver que c ́est bien, ou que c ́est pas bien, mais en général je les laisse faire et c ́est presque toujours bien. Ils vont te dire : “attendez, je vais aller chercher mon chien”, ou “attendez, je vais arranger ça” ou “attendez, je vais poser tel objet.”
S.G.S. – Ce qui revient à dire qu ́ils participent à la réalisation de leur propre représentation.
Y.P. – Là par exemple, ils vont chercher la bouteille et le verre et le bonhomme verse à boire. Il a voulu mettre ce geste-là dans la photo ; pour dire qu ́on s ́amuse, qu ́on boit un verre, et bon, j ́ai trouvé ça rigolo.
S.G.S. - Alors ici tu dois me dire pourquoi tu mets autant de choses de ce côté.
Y. P. – C ́est que, dans mon cadre, c ́était de montrer le paysage à droite, tandis que à gauche, il n ́y a pas grand-chose.
Tu sais, tu dois choisir quand tu crées ton cadre. Tu regardes quels sont les éléments les plus intéressants, tu les sélectionnes.
S.G.S. – Cette photo est très intéressante. La composition est très rigide. Tel un effet de miroir, on trouve presque les mêmes éléments des deux côtés de l ́axe de symétrie. La frontalité, la verticalité des principaux éléments et le triangle du toit qui retient l ́évènement pictural dans le cadre rappelle des concepts d ́images de l ́iconographie pieuse, de la naïve représentation des petits métiers de l ́imagerie d ́Épinal
Y. P. – Tout ce qui est intéressant dans la photo était là. Donc, ça servait à rien que je porte le cadre vers la gauche ou vers la droite où il n ́y avait vraiment rien d ́intéressant. Ils se sont tous mis là et j ́ai fait la photo. Et ce qui est intéressant c ́est que la maison compte beaucoup, elle a un “look” typique.
S.G.S. – C ́est l ́élément principal de la photo.
Y.P. – Et c ́est surtout ce qu ́il affiche comme qualité de médecin, machin et tout ça. Ça compte beaucoup, parce que ça fait partie du folklore aussi. À l ́époque on pouvait afficher des diplômes qui n ́existaient pas.
S.G.S. – Cette photo fait partie de la série à tendance ethnographique avérée.
Y. P. – Elles sont toutes ethnographiques si l ́on veut.
S.G.S. – D ́autres moins. D ́autres qui révèlent une démarche totalement différente. Tu te défends souvent d ́un formalisme sans grand intérêt pour tes concepts, mais tu verses quand même parfois dans cette esthétique. Ton “cueilleur de songes ” n ́a un certain intérêt ethnographique que dans le contexte de ton recueil de photos. N ́est-ce pas ?
Y. P. – Non, parce que le regard ethnographique ne se limite pas à la représentation d ́un mode de vie, d ́une vision du monde et d ́un imaginaire qui se décryptent très facilement. Ça peut aussi se porter sur des choses moins évidentes, mais là- dessus vient se greffer un effet esthétique, un effet plastique. Pourvu que les images ne soient pas ennuyeuses.
S.G.S. - Encore une très belle photo. À ce moment, tu t ́es mis dans l ́eau pour cette prise. Un groupe de jeunes garçons pêchant à la ligne, vus de dos, face à la mer. Le seul à être vu de profil est blond. Des touristes ?
Y. P. – Non, enfin, si tu veux, c ́est ça qui est drôle dans la photo, ce sont tous des créoles, ou que sais-je, et il y a un blanc, il pêche comme tout le monde, et on s ́en fout qu ́il soit blanc, et il y a une sorte d ́intégration tout à fait normale.
Alors que, j ́aurais dit, dans l ́autre sens, t ́aurais eu que des blancs et un noir, cela aurait donné une tout autre ambiance, et une autre signification à la photo.
S.G.S. – C ́est peut-être une des seules photos où l ́on voit un groupe de personnages vus de dos face à la mer.
Y.P. – Ah oui, ils pêchent… moi, ce que je voulais montrer, c ́est que tout le monde pêche comme ça en enfilade, les uns à côté des autres… c ́est bizarre…
S.G.S. – On ne voit pas leurs visages… L ́accent est donc mis sur l ́événement.
Y.P. – Oui.
S.G.S. – Cette somptueuse photo de nénène nous interpelle pour différentes raisons. Les divers éléments de l ́œuvre t ́offrent l ́opportunité de révéler ta grande maîtrise du noir et blanc. Maîtrise, que tu exerces ici avec une grande virtuosité. Les effets satinés du veloutier dont le feuillage dense sous une lumière un peu diffuse évoquant une toiture de sensations tactiles et la texture du gazon par contraste offrent un cadre végétal très pittoresque aux deux personnages : une nénène noire, souriante certes, mais dans une attitude impassible, et une fillette blanche les bras autour du cou de la noire dans un geste d ́affection très démonstrative. Cette photo, au premier abord anecdotique, est un stéréotype des relations inter- ethniques de l ́ère coloniale et d ́un mode de vie d ́un autre âge et véhicule des lectures récriminatoires sous-jacentes.
On est d ́emblée séduit par la grande qualité esthétique de l ́œuvre. Que signifie ce cliché de la nénène avec ses rouleaux et ses savates dans ce cadre estival de bungalow
au bord de mer ? Qu ́est ce que tu as voulu là ?
Y.P. – Moi, je ne veux rien. Je te dis, je suis un genre de sociologue…
S.G.S. – C ́est cette démarche de sociologue qui m ́intéresse là…
Y.P. - J ́observe, j ́enregistre, c ́est parfait, c ́est la nénène, c ́est la petite. Je vois la nénène avec ses rouleaux et tout ça et je lui demande si je peux faire une photo d ́elle. Et elle me dit OK, d ́accord, je vais mettre un fauteuil dehors. Et elle s ́est mise là, et ensuite la petite est venue, et je me suis dit, c ́est encore mieux. Parce que la petite au départ même je me suis dit, je vais voir ce que ça va donner. Et la petite est venue et s ́accroche à elle, mais écoute, c ́est parfait, je ne demandais pas mieux. Je n ́ai rien organisé, sauf que…
S.G.S. – C ́est bien que tu nous racontes l ́anecdote, parce que en voyant ta photo on pense plutôt à une mise en scène étudiée, avec deux personnages.
Y.P. – Non, je voulais faire une photo de la nénène, par ce qu ́elle s ́était bien habillée. Elle avait mis un chemisier noir, elle avait mis ses rouleaux, et elle était prête à je ne sais pas quoi et j ́ai pensé, elle est très chic, je vais voir si je vais pouvoir faire une photo d ́elle, et l ́histoire du fauteuil est venue bien
après, et ensuite je ne sais plus très bien. Et puis la petite est arrivée. Sur ces entrefaites, bien, évidemment, moi, j ́étais bien content que ça se mette en place comme ça.
S.G.S. – Pour un Mauricien, une lecture de ce décor est : villégiature de la classe privilégiée. Le veloutier domine l ́image…
Y.P. - Ça c ́est moi qui voulais que le veloutier soit bien mis en valeur. Ce veloutier était merveilleux. Il était très, très grand. C ́est une photo que j ́ai faite il y a trente ans, dans les années 78 /79. Et ce veloutier m ́impressionnait beaucoup, et je voulais le mettre sur la photo.
S.G.S. – Bien sûr, tu vas t ́en défendre encore une fois, mais cette belle photo est un genre de représentation sociologique, mais le contenu n ́est-il pas un peu ambigu ? La photo ne se limite pas au seul portrait de la nénène de Julie, mais révèle un ensemble de signes dont les rapports syntaxiques confortent diverses interprétations possibles. La représentation semble dissimuler un message ; elle a l ́air de refléter un malaise social sous-jacent, de remémorer de façon subliminale les rapports de force(inter ethniques) d´un ordre social d´un temps révolu…
Y.P. – Ah bon ! Dans quel sens ?
S.G.S. – S ́il faut interpréter le langage corporel de la nénène, sauf le léger sourire un peu énigmatique qu ́elle esquisse, elle est impassible, indifférente et ne laisse paraître aucune émotion par contraste aux effusions affectives de l ́enfant. On serait tenté de trouver dans cette représentation de nénène un caractère revendicatif.
Y.P. - Qu ́est-ce que tu veux dire par revendicatif. .
S.G.S. - Le spectateur de ta photo peut établir une corrélation entre cette personne et le statut de nénène. Ta nénène ne revendique peut-être rien, mais ce cliché de nénène, cette représentation ethnique de nénène dans la configuration comportementale déjà décrite peut être perçu comme un questionnement critique du contexte historique et sociologique de ce corps de métier.
Y.P. – Non. Elle ne revendique rien. Moi, je veux montrer tous les aspects de la société. Je porte évidemment un regard critique sur cette société qui m ́est personnel. Quand je fais de la photographie j ́essaye de me retenir, si tu veux, de la critique.
Il y a un critique d ́art, une Française, qui a fait un texte sur mon travail que je trouve pas mal. Elle écrit que ma photographie est critique mais en même temps avec de la retenue, pour que justement ça ne soit pas revendicative. Si vous êtes perspicace, vous voyez bien l ́intention que j ́ai eu en montrant ça, mais je la montre de manière presque neutre. À vous de faire le travail. À vous de voir l ́intention que j ́y ai mise, mon intention est … mais c ́est pas un coup de poing. Maintenant, si ça te mets mal à l ́aise, c ́est très bien. C ́est un peu ce que je veux faire, en tant qu ́anthropologue ou sociologue. Donc, je vous montre ça. Qu ́est-ce que vous en pensez ? C ́est bizarre, mais parfois c ́est très curieux. Curieux, mais ça te montre comment ça fonctionne.
Ces photos-là exposées à Maurice, devant des Mauriciens, provoque des réactions assez étonnantes et souvent auxquelles je ne m ́attends pas. Une des réactions qui a été vraiment caricaturale, ce n ́était pas á Maurice, c ́est lors du vernissage de mon expo à Bruxelles en 2006. Donc toutes ces photos sont exposées dans une grande salle, dans une galerie - librairie, il y a du monde qui passe, et tout ça. Le galeriste qui était là au moment où cela se passe me raconte,
parce que je n ́étais pas là. Et il me dit, à un moment donné, il y avait un couple Indo Mauricien qui débarque, monsieur en costume cravatte, madame en sari, c ́était en mai, et il me dit que c ́est très drôle parce que, on commence, les photos sont exposés dans le même ordre que dans le livre. Les deux commencent à regarder les photos, et au fur et à mesure qu ́ils avancent, la femme avance lentement et l ́homme accélère de plus en plus et finit l ́expo, disons presque au pas de course. Ensuite il revient vers sa femme et dit «hé, bonne femme, bizen allé, bizin allé ». Il était visiblement vexé, mal à l ́aise, excédé, il en a marre, il veut plus continuer à regarder ces photos. Bon, on a fini par comprendre. Donc, je pense que c ́est dus au fait que ce monsieur doit être un fonctionnaire mauricien basé à Bruxelles soit à l ́ambassade soit au syndicat du sucre. Et eux quand ils entendent dans la presse belge qu ́il y a une expo de photographies de L ́île Maurice, à quoi s ́attendent-ils ? À des cocotiers, à des plages… Il arrive et à la 3me photo, il tombe sur de la tôle ondulée rouillée, des gens mal habillés, des gens en savates et tout ça. Le fonctionnaire mauricien attrape des bouffées de chaleur, il n ́en peut plus, il n ́en peut plus. Il est excédé par l ́expo et il veut partir. Et c ́est un peu ça aussi qui a fait que mes premières expos…, j ́ai pas fait beaucoup d ́expos, j ́en ai fait une ici à Maurice en 81, ensuite j ́ai une en 89 à Euréka, et puis j ́ai plus rien fait. En 2005, comme j ́étais au chômage, moi, je me suis fait « black- listé » à partir de 2000 par mes prises de position anti- développement touristique et là plus de boulot, plus de boulot, plus de boulot. Et en 2004 je finis par tomber sur un mécène. Et donc, je fais une 3me expo qui est ma dernière expo en 2006 et là les réactions par rapport à 81 & 89 … alors, là en 81 c ́était encore pire, là en 81 montrer des photos comme ça, les gens détestent.
S.G.S. – Là, je ne comprends pas, pourtant tes photos n ́ont rien d ́agressif…
Y.P. – Mais parce que pour eux, la photo, ça doit être sophistiquée et glamour. Ils entrent dans une salle d ́exposition et au lieu de voir des Tours Eiffel et Disney World et des Maserati et des Ferrari et tout ça comme on a l ́habitude de leur bourrer ça dans le crâne à la télé et dans les magazines, et qu ́est-ce qu ́ils voient ? une île Maurice, qui est une île Maurice de tous les jours qu ́ils côtoient mais qu ́ils ne regardent plus et qu ́ils ne voient plus… Et quoi, on montre ça dans une expo ? mais ce type est fou. Et ce regard a bougé, parce que entre 81 et 2006, ces photos-là aujourd ́hui provoquent chez beaucoup de gens maintenant de la nostalgie parce que le pays a été tellement bouleversé que ça leur fait se souvenir du pays d ́antan qui était là pourtant il n ́y a pas très longtemps mais dont ils n ́avaient aucune estime, rien, tu comprends, et moi je l ́ai mis un peu en valeur. Alors, à l ́époque, si tu veux, comme le Maurice qui était autour d ́eux ressemblait aux photos, ça ne les intéressait pas, ils trouvent ça ridicule etc. Maintenant que ces photos-là ne sont plus exactement le Maurice que l ́on voit de tous les jours …Ah, le regard a changé, Ils se disent : Ah oui, ça… et tu sens une espèce de nostalgie. Alors je me dis, ca veut quand même dire que tout ce développement dont on nous rebat les oreilles tous les jours en disant c ́est bien, c ́est bien, c ́est bien, finalement dans l ́expression des gens c ́est pas si bien, puisqu ́ils te disent : ah oui, ça c ́était quand même le bon vieux temps. Alors c ́est marrant de voir ça, parce que en 81 c ́était : Eh ! mais pourquoi vous montrez ça, mais ça c ́est ordinaire ! tu comprends.
S.G.S. – Mais l ́ordinaire, tu l ́esthétises souvent, n ́est-ce pas ?
Y.P. – Mais pour les gens, les scènes de Bazar de Rose-Hill avec les poulets et tout ça, ils te disent : pourquoi vous montrez tout ça, c ́est sale, c ́est dégoûtant, les gens sont sales. Eux, ce qu ́ils veulent, c ́est montrer … Si j ́avais fait une photo du nouveau Prisunic : Ah oui prisunic. Faire une photo du Prisunic, c ́est top, surtout si ça paraît dans Paris Match. Ce serait montrer le développement de Maurice : voilà ! nous avons aussi un prisunic.
S.G.S. - C ́est bien de ne pas accepter la facilité et de provoquer le débat. Moi, ce qui me gêne le plus chez nous c ́est qu ́il n ́existe pas de lieux consacrés à notre patrimoine culturel et que l ́on fait la part belle aux références de substitution propagées par les médias. On a des produits culturels d ́intérêt national. Mais, où sont-ils ? dans des collections privées ? ou à l ́abandon ? méconnus ? sous- estimés ? en déshérence ? Est-on en droit dans ces circonstances d ́incriminer nos compatriotes de privilégier les produits culturels fast-food de l ́industrie des médias ?
Y.P. – Il faut tout reprendre, si tu veux comprendre… Là, tu poses une question à laquelle il n ́y a pas de réponse.
S.G.S. – Tu sais, j ́ai été à Cuba, rien qu ́à la Havane il y a une demi-douzaine de musées.
Y.P. – Quelle est à ton avis la différence entre Cuba et Maurice ?
S.G.S. – Cuba – vigueur et rayonnement culturels malgré le marasme économique. Maurice – boom économique et carences culturelles. C ́est un peu réducteur, mais c ́est ça, non ?
Y.P. – La différence qu ́il y a c ́est que Cuba a été peuplé bien longtemps avant Maurice. La culture hispanique qui s ́est développée là, elle a dû importer avec elle des relents, mais des relents culturels très importants qui ont façonné la mentalité, les imaginaires, la façon de vivre, etc. La culture avait de l ́importance, tandis que, ici, le peuplement de Maurice est beaucoup plus récent, 18me, et dans ce peuplement, ça, tu dois lire ça dans… moi j ́ai trouvé ça, il y a 3, 4 ans..Euh, j ́ai trouvé ça magnifique, tout ça existe depuis 1767. C ́est qu’en 1767 Pierre Poivre revient à Maurice en tant qu ́intendant du roi, c-à-d ministre de l ́économie de Louis 15. Il revient à Maurice après avoir quitté Maurice depuis 20 ans ou 30 ans. Déjà 30 ans auparavant, quand il a fait ses expéditions pour voler les épices aux Hollandais, il est revenu à Maurice, il avait perdu un bras, bon il avait beaucoup souffert, il ne s ́entendait déjà pas avec le gouverneur de l ́époque, et il ne s ́entendait pas avec les représentants de la compagnie des Indes. Et quand il revient en 1767, qu ́est- ce qu ́il dit dans son discours, il fait 2 discours devant les représentants de la colonie, il leur dit : qu ́est-ce que vous avez foutu entre-temps, vous avez bousillé ce pays. Vous avez dévasté ce pays. Il n ́y a plus de forêts, les rivières ne coulent plus. C ́est monstrueux. Tout ça pour vous enrichir. Mais vous enrichir aux dépens de la colonie.
C ́est á dire que la compagnie des Indes a transformé le projet - c ́est là qui est la différence avec Cuba - de colonie de peuplement voulue par le roi de France… La compagnie des Indes a transformé ce projet de peuplement en projet de colonie d ́exploitation. Et qu ́est-ce qu ́on fait. On fait venir ici des capitalistes qui rasent toutes les richesses de Maurice, qui les font partir, qui font fortune en France, et qui repartent fortune faite et qui laissent le pays dans état de dévastation
complète. C ́est ça la grande différence qu ́il y a entre Maurice et Cuba. Depuis le XVIIIe siècle tu as un imaginaire purement marchand, point final. Et rien d ́autre, rien d ́autre. Il n ́y a rien, il n ́y a pas un bout de racine qui va plus profondément que la strate mercantile. Alors, que ce soit le négrier, que ce soit l ́évêque, que ce soit le prêtre, que ce soit le pauvre petit employé, ou les engagés ou les esclaves, tous sont passés au moule de la marchandisation… Qu ́est-ce que je peux faire pour tirer quelque chose de ce pays là pour faire du fric? Et le reste, ça m ́intéresse pas…
S.G.S. – Bon, je ne crois pas que ça explique tout…
Y. P. - Ça explique quasiment tout. Parce qu ́il n ́y a pas de culture à Maurice.
S.G.S. Ton jugement de notre univers culturel est très pessimiste… Tu sais, ces musées, je les ai visités….
Y.P. – Des musées à Maurice ?! ha, ha, ha !…
S.G.S. – Non, je te parle de musées à la Havane. Et tous ces musées sont des musées récents.
Y.P. – Oui, mais il y a eu avant que ces musées existent à Cuba une culture qui a fait qu ́a Cuba…bien sûr c ́est une culture occidentale…
S.G.S. – une culture surtout afro-cubaine…
Y.P. – tu as de la musique, de la danse, de la littérature … tout ça existe … je veux dire… mais ici il n ́y a rien…
S.G.S. – Non. Objection ! Pas d ́accord.
Y.P. - Tu as peut-être un ou deux peintres, un ou deux auteurs Mauriciens en littérature, ensuite rien…
S.G.S. – Ah bon, je voudrais bien avoir le temps pour te prouver le contraire…
Y.P. Écoute, je vais te raconter quelque chose – une émission, je l ́ai enregistrée, j ́ai trouvé ça tellement pathétique…en 2003, « Festival Étonnant Voyageur » à Saint-Malo en France. Donc on invite, dans une émission de France Culture, des lycéens à participer à ce festival. D ́abord il y a le lycée de St Malo, ensuite des lycéens et lycéennes de Haïti, des lycéens de Martinique, je crois, et tu as des lycéens du Lycée Labourdonnais de Maurice. Alors tu écoutes cette émission-là, je t ́assure, les lycéens Mauriciens n ́ont parlé que de séga, que de tourisme, et des lycéens te disent : moi, je veux faire business plus tard et à côté de ça tu as une lycéenne Haïtienne qui te parle de géopolitique …
Serge Selvon.30.11.2017.©
Serge Gerard Selvon - 08:19:36 @ KUNST/ ART | Ajouter un commentaire
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